Pendant tout ce temps auprès de lui, j'ai appris à pleurer en silence. Surtout, j'ai appris à ne plus pleurer.
Mais ma mère a trouvé un fragment de sentiments dont j’ignorais l'existence et l'a écrasé entre son pouce et son ongle.
Qu'elle me regarde, chaque jour, en me croyant capable d'une telle chose me blesse au plus profond de moi et souille mes souvenirs heureux, ceux de ma vie d'avant avec elle, avant qu'il ne m'enlève et ne me mutile.
Nous apprenons très tôt à comprendre la musique qui transforme les paroles en caresses ou en gifles.
Jamais je n'ai entendu un homme s'adresser si crûment à une femme. J'ignorais que les mots pouvaient agir comme des doigts, toucher à des endroits interdits et arracher leur plaisir aux dépens de leurs victimes.
Mes pensées s'entrechoquent et tourbillonnent comme des flocons pris dans une tempête. L'aiderai-je à faire quelque chose de sa vie ? Et moi, qui m'aidera ? Pourquoi tout le monde part-il toujours du principe qu'en ma qualité de marchandise abîmée, j'ai renoncé à la quête du bonheur ? Que je n'attends plus rien, que je n'ai ni ambitions ni désirs ? Quand a-t-il été convenu que j'étais désormais destinée à servir de béquille et de faire-valoir aux êtres valides ?
Et quelles sont les lois de l'économie qui affirment qu'un garçon sans pied a plus de valeur qu'une fille sans langue ?
Dans quelques heures, tous ceux que je connais seront anéantis.
Tous ceux qui m'ont raillée, ignorée, craché dessus depuis mon retour. Ceux qui étaient jadis mes voisins, mes amis, même si je ne suis plus rien de tout cela à leurs yeux.
Même eux valent le sacrifice.
Dans chaque fragment de beauté, je te vois.
Tu as le visage de ta mère. La force de ton père, mais les traits de ta mère, en version brune et masculine.
Je me souvient d'elle. Si belle que les jeunes filles la jalousaient. Si douce que les vieilles femmes le lui reprochaient. Si seule qu'elle a succombé au charme d'un voyageur aux cheveux sombres auquel ta famille avait offert le gîte pour une nuit, et qu'elle s'est enfuie avec lui vers l'Ouest.
Le soleil se lève quand même ; le coq continue à chanter et la vache à faire des bouses dans le foin. Le nettoyage de sa stalle incombait jusqu'ici à mon frère. Rien de tel qu'un tas de fumier frais pour assaisonner un cœur brisé et vous renvoyer à ce que valent vos rêves.
Mais quelque chose s'est délié en moi quand Darrel m'a fait la lecture à voix haute avec sa lune, son soleil et ses collines. J'ai vu des images, des couleurs, j'ai ressenti du désir. Je veux voir et sentir tout cela à nouveau. Je ne pourrai jamais prononcer ces mots comme lui, mais je peux les entendre dans ma tête. [Judith ne sait pas lire et a eu la langue tranchée par l'homme qui la séquestrait]
À la tombée du jour, je m'enfonce au hasard dans la forêt. [...] C'est l'heure à laquelle les histoires d'esprits et de forêts maléfiques cessent de vous apparaître comme de simples contes. Les ombres vous attirent de leurs doigts de spectre.