Comme chacun, j'observais le pays s'enfoncer dans l'absurde et le tragique : à l'exception des journalistes et des élus de la majorité, tout le monde avait fini par admettre que la mécanique du progrès social était grippée, que les mythes républicains parvenaient toujours plus mal à cimenter une société en voie de désagrégation, que le communautarisme gagnait partout du terrain, que la disparité des richesse n’était plus tenable, que plus personne, au fond, n'avait la moindre idée de ce vers quoi nous allions.
En maternelle, l’enseignement de mes enfants a été largement pris en charge par des femmes, les instituteurs, qu'on doit désormais appeler professeurs des écoles, ayant à peu près disparu, victimes à la fois de salaires peu attractifs et d'un climat général de suspicion qu'on imagine décourageant.
Je ne pouvais m'empêcher de m'interroger sur les conséquences, pour les petits garçons en particulier, d'une socialisation et d'un transfert de connaissances effectués presque exclusivement par des modèles féminins, au moins jusqu'au secondaire.
Est-il tout à fait indifférent que l’autorité ne soit jamais incarnée à leurs yeux par une figure masculine ? Partout, on m'expliquait que cela n'avait plus aucune importance, que tout n'était au fond que culturel, et plus on cherchait à m'en convaincre, plus j'en doutais.
J'avais fini par penser qu'une bonne partie de la délinquance qu'on observait pouvait s'expliquer par l'absence de références d'autorité masculine durant l'enfance, mais je n'exposais ma théorie qu'avec prudence : j'avais perdu des clients pour des propos moins subversifs que cela.
Les discussions au bistrot, matrice historique de l’action collective, ont disparu en même temps, les rillettes et le beaujolais des O.S. remplacés par le couple kebab-coca des allocataires de prestations sociales, comme les deux faces de la même médaille mondialisée.
Après les prolos, comme le dernier acte d'une mauvaise pièce, se furent les Juifs, victimes d'un antisémitisme rampant, qui quittèrent quand ils le purent ces quartiers toujours plus communautaires.
Alors qu'au début de mon activité, Je me faisais une fierté d'œuvrer pour la liberté d'expression et contre toute forme de censure, à commencer par celle que le libraire peut exercer par ses choix, je refusais de plus en plus de titres, quitte à me priver de ventes, soit que je n'aime pas le livre, soit que je n'apprécie pas son auteur.
J'avais refusé de vendre le feuillet à succès de Stéphane Hessel, dont les positions violemment anti-israéliennes et la bien-pensance me déplaisaient. Je ne commandais plus les livres feel-good, la grande tendance depuis quelques années, parce que la littérature n'avait pas à aider les gens à se sentir bien.
Je me savais trop aigri pour continuer bien longtemps : la première fois que j'ai craint de m'en prendre à une cliente suggérant d'utiliser l'écriture inclusive sur ma devanture, j’ai appelé dans l'heure mon avocat, lui demandant d'entamer les démarches de cession.
Je crois me souvenir qu'à cette époque, j'ai commencé à me demander à quelle communauté j'appartenais, vers qui j'allais devoir me tourner pour jouir moi aussi du droit au respect et à la reconnaissance.
De fait, la seule communauté à laquelle je croyais m'identifier, la communauté nationale des Français, était aussi la seule à laquelle il était interdit de se référer. Être Français constituait un état de naissance, un constat d'ordre administratif : le revendiquer ou pire en concevoir une certaine fierté devenait tabou, la presse qualifiait ce type de sentiment de populisme, autant dire que plus personne ne s'y risquait.
Ce qui tue la société, c'est le délitement des liens, les liens entre les vivants bien sûr, mais aussi avec les morts, l'idée de filiation, de chaîne, d'union.
Tu me parlais de Marx, de l'opium du peuple : tu ne trouves pas amusant que désormais les vrais rebelles, pour ne pas dire les vrais révolutionnaires, soient les croyants ? Il faut un sacré courage aujourd'hui pour vivre comme un chrétien et pour l'assumer publiquement, c'est autre chose que d'être encarté à la France insoumise, tu peux en être sûr !
Le monde dans lequel je suis né n'existe plus : est-ce cela qu'on appelle vieillir ?
Je demeure comme retenu dans un mois de septembre éternel, dans ce peu que constitue désormais le présent, matériellement confortable et sans beaucoup d'intérêt. Ce que j'ai été m'apparaît chaque année plus abstrait, une ancienne histoire dont beaucoup s’est déjà perdu. Je suis parfois saisi de stupeur en imaginant les heures vécues, les innombrables rencontres, les amitiés nouées et défaites, ce qu'aura été la somme des souvenirs amassés et le poids de ces actions sur lesquelles il faudra bien rendre des comptes. Et cette certitude que tout cela n'a servi à rien : de la vie je n'ai rien appris, ou si peu.
Le monde n’a pas eu besoin de moi.
Portée par de jeunes militants anticapitalistes et petit-bourgeois, l'idéologie antispéciste m'apparaissait délirante parce qu'en abolissant la pratique de l'élevage, elle prétendait mettre fin à une histoire liant l'homme à l'animal depuis dix mille ans, depuis la domestication de la chèvre dans la région du croissant fertile. Dépasser la révolution néolithique constituait un objectif pour le moins ambitieux, on pouvait laisser cela à ses promoteurs végétaliens, généralement des étudiants en sciences humaines ayant perdu tout lien à la terre et son travail.
Je me souviens qu'à l'école primaire, dans le cadre d'un cours de sciences naturelles, le maître avait tué puis disséqué une grenouille face à un parterre de garçons et de filles ricanant, plus ou moins intéressés ou dégoûtés : une telle leçon de choses serait-elle possible aujourd'hui, sans que les réseaux sociaux ne s'embrasent ?
Étrange monde dans lequel on s'apitoie sur le sort d'une oie gavée en détournant le regard des greniers à foin, recoins où se balancent les corps pendus et déjà assaillis de mouches des paysans endettés.
Je me souviens que lors de ce concert de 1978, Michel Sardou avait chanté Le France : sortie trois ans plus tôt elle annonçait la fin des trente glorieuses, usant de l'allégorie pour dire ce qui adviendrait du pays. Le succès de la chanson avait été à la hauteur de l'émotion suscitée par la fin de l'exploitation du paquebot, une fierté nationale, sorte de Concorde des océans.
Sans doute les gens ont-ils réagi avec force parce qu'ils pressentaient, par une forme d'intuition populaire, qu'en abandonnant le navire on tirait un trait sur une certaine idée du prestige, sur la place du pays dans la géopolitique mondiale.
Le Dauphiné libéré revendiquait une identité, une ligne politique qu'il m'avait fallu appréhender. Sans le savoir, la France vivait les dernières années d'un pluralisme médiatique imparfait, mais néanmoins réel : dix ou quinze ans plus tard, la totalité des médias écrits, des radios et des télévisions privées appartiendrait à une poignée de milliardaires actifs dans la vente d'armes, les travaux publics ou la grande distribution.
Par un jeu de rachats et de concentrations, un cercle toujours plus restreint de propriétaires finirait par s'octroyer un quasi-monopole sur la production et la circulation des idées, construisant la réalité, prescrivant que penser sans autre légitimité que celle conférée par l'argent, sans jamais n'avoir de comptes à rendre à quiconque, pas même aux lecteurs-clients dont il était désormais possible de se passer presque entièrement par le truchement du subventionnement public des médias.
(…)
Les journalistes eux-mêmes n'auront guère cherché à résister à leur propre disparition, ils ne se seront pas levés contre le saccage de leur profession, la plupart acceptant ce nouveau rôle prescripteur qui leur était assigné, à mi-chemin entre le curé et le procureur, aussi éloigné que possible d'un contre-pouvoir toujours plus fantasmé.
Peu d'entre eux refuseront de se livrer à cet exercice de pédagogie quotidienne qu'est devenu le journalisme, cet art de «décrypter les enjeux» comme hier on alphabétisait les bons sauvages, pour leur bien.