Lorsque l’imaginaire néo-zapatiste du Chiapas s’abat sur une zone d’aménagement concerté du Grand Rodez, les voies de la prise de conscience politique deviennent impénétrables, hilarantes et curieusement rusées.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/11/05/note-de-lecture-rodez-mexico-julien-villa/
Bénéficiant d’un emploi à mi-temps de jardinier municipal de la ville de Rodez, le Marco Jublovski, allant tranquillement sur ses trente ans, coule des jours paisiblement avachis, logé par sa gentille veuve de mère, secrétaire à l’hôtel de ville ne laissant pas indifférent le premier édile ruthénois lui-même. Un soir de premier de l’An, au retour d’une rave party au causse du Larzac, à 80 kilomètres de chez lui, c’est l’illumination : par des sentiers tortueux, où le rêve peut jouer son rôle, il découvre l’existence du sous-commandant Marcos et de l’EZLN, l’armée néo-zapatiste résistant aux exactions des propriétaires terriens, des entreprises tentaculaires et des forces de police alors largement corrompues, au Chiapas. Une procédure d’expropriation lancée sur la petite maison familiale, située au coeur d’une ZAC qui doit maintenant céder la place aux aménagements du Grand Rodez, va mettre le feu aux poudres : avec ses quelques rares amis d’enfance, parmi lesquels on comptera deux génies méconnus de la techno-banda, et le soutien de quelques bibliothécaires bienveillants, permettant de bâtir en quelques semaines une culture politique et révolutionnaire de bric et de broc, pour sustenter ce qui naît du rêve néo-zapatiste éveillé, voici que Marco crée bientôt, d’abord discrètement puis sous le feu croissant des médias, une zone autonome temporaire bien décidée à transposer l’élan du sous-commandant au milieu des parkings et des hangars commerciaux.
Avec ce premier roman, publié chez Rue de l’Échiquier en x 2022, Julien Villa réussit un pari que l’on aurait pu de prime abord juger impossible : bâtissant une farce carnavalesque de haute volée, dont les héroïnes et héros seraient évidemment appelés des « bons à rien » par la vulgate aux commandes de notre monde, maniant les grands traits d’une fresque murale colorée en résonance avec celles de Diego Rivera comme de Mathieu Colloghan, il mobilise avec une verve folle les figures bien réelles du Mexique révolutionnaire, depuis les figures tutélaires telles qu’on peut les lire par exemple chez Paco Ignacio Taibo II (« Pancho Villa, roman d’une vie », 2006) jusqu’aux guérilleros bien contemporains de l’EZLN néo-zapatiste, avec leur capacité rarissime à relier les luttes entre elles, à faire de la résistance un mot riche et fort, à actualiser un héritage révolutionnaire authentique tout en cherchant l’harmonie avec la nature (les conversations sylvestres de « Don Durito de la forêt lacandone » ne sont pas ici un vain mot) et avec le vivant, loin des avidités coutumières et banalisées. Ayant parfaitement saisi que l’humour est une partie intégrante, peut-être même centrale, de l’imaginaire né (ou réapparu) au Chiapas (comme en témoignent par exemple le très bone « Néozapatisme : échos et traces des révoltes indigènes »), le passionnant « Marcos – La dignité rebelle » d’Ignacio Ramonet, ou encore le lumineux « Marcos, le maître des miroirs » de Manuel Vázquez Montalbán), Julien Villa peut laisser infuser ses personnages dans une étrange concoction onirique où alcool, substances récréatives et livres « interdits » (si l’on devait en croire les pieds nickelés policiers en charge de certaines investigations comme celles de Tarnac – ainsi que nous le rappelle David Dufresne), laissant percoler une discrète théorie contemporaine de l’éducation populaire, pour adapter la narration zapatiste à un contexte parfaitement foutraque, résolument hilarant et néanmoins, pas si gentiment que ça, subversif. Comme nous l’avait aussi montré, sur un terrain de lutte différent, le Arno Bertina de « Des châteaux qui brûlent », la farce sérieuse est bien une arme si on sait la manier : ce « Rodez-Mexico » en constitue une bien belle démonstration.
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