
Anne pense que Médée, l’héroïne hors du commun, qui transgresse, qui choque et provoque terreur et pitié aussi, Médée créée par les mythes antiques, par l’excès voulu par le spectacle, eh bien Médée peut exister, Médée n’est pas un fantasme invraisemblable. Les histoires de sang, de violence, d’actes impensables, de folie meurtrière, n’appartiennent pas qu’à l’Antiquité, à la littérature et aux êtres issus de lignées de rois et de reines ou de dieux et de déesses. Les tragédies grecques sont dans les journaux d’aujourd’hui, dans les faits-divers contemporains. Et sans la beauté de l’écriture qui sublime l’acte indicible, ne reste que les événements, bruts, nus, sans l’habit des mots purs, imagés, qui ramènent à la cruauté ordinaire et au sordide du quotidien de gens souvent sans envergure, qui ont sombré sans vraiment avoir lutté, accablés sous le poids d’une vie perçue comme un destin ; leur fatalité prend la forme d’une dépendance toxique, à l’alcool, à un conjoint violent, qui enferme, prive de libre-arbitre, dont on ne peut se défaire que par un acte irréversible qui condamne à perpétuité celle qui l’a commis, une victime. Tuer, ou se tuer, à cause d’une addiction, d’une souffrance sans fin, d’un sentiment d’impuissance, à cause du labyrinthe sans fil, parce que c’est déjà une violence de sentir qu’on ne peut pas agir, parce qu’on finit toujours par répondre à la violence par la violence. Couper les liens qui scient la peau, qui brûlent de manière intolérable, couper en tranchant, en tranchant le fil de la destinée, avec un couteau, un révolver, n’importe quoi qui aidera à échapper à l’être ou à la chose qui fait du mal, et qui aidera à respirer, juste un moment, avant la fin du monde. Il n’est pire bourreau que celui qui a été victime.
Le bonheur est bruyant, la douleur est silencieuse, le bonheur éclate en bulles qui volent et se déposent sur les autres, comme des graines qui ne demandent qu’à se développer, à « contaminer », le malheur s’agglomère autour de sa victime, l’emmure en elle-même : on se ferme, on se recroqueville, on le garde au creux de soi, bien serré, de peur qu’il sème probablement.

"Tu te souviens du spectacle qu'on a vu il y a deux ou trois ans, avec ce numéro d'acrobates qui nous avait tant émues ?... C'est ça, l'amour."
Un silence habité de ce souvenir s'installe entre les deux femmes envahies par la même envie d'idéal. Le couple d'artistes leur avait raconté une histoire, avait exprimé des sentiments avec les corps qui s'envolaient, se mêlaient, se confiaient l'un à l'autre, se démêlaient pour mieux se rejoindre encore, aimantés. On oubliait les risques, les corps suspendus pour ne voir que le mariage d'une femme et d'un homme, le sens profond de l'abandon à l'autre dans un pied nu accroché à un autre, tout là-haut, dans le saut dans le vide, ensemble, en ne comptant que l'un sur l'autre. Ils semblaient se connaître depuis toujours tant les mouvements étaient naturels ; on ne sentait plus le travail, on sentait la vérité. L'amour n'est pas une chorégraphie, l'amour est un art, c'est ce que l'on voit chez ce couple. C'est ce qu'ont vu Lolita et sa mère. Corps jumeaux et âmes sœurs font l'attelage sublime de l'amour. Cette alliance qui fait rêver et qui fait avancer.
"Oui, c'était beau, se souvient Lolita avec un soupir. Je crois n'avoir jamais connu ça. Comment on sait, maman, que c'est cet amour-là ?
- On sait, c'est tout. C'est une évidence. L'amour, ce n'est pas faire connaissance, c'est faire reconnaissance. Apprendre qui est l'autre, ça vient après. On ne sait pas pourquoi on aime, on reconnaît juste la personne qui est faire pour soi, spontanément, de manière insensée.
Faire un duo, c'est faire tomber du ciel deux âmes, des particules sensuelles qui envahissent l'air de leur musique, qui restent en suspension, en lévitation, en extase, qui volent au-dessus des atomes de poussière lumineux de la scène et se transportent dans la salle pour retomber, après de tendres acrobaties invisibles, dans le filet de chaque cœur.
Raphaël est traversé par le froid et par une fièvre douce qui ressemble au désir de reconquête d'un ex-amant que l'on n'a pas vu depuis longtemps : va-t-il me trouver changé ? Va-t-il avoir un élan d'amour ancien pour moi ? Vais-je le séduire plus encore qu'avant ?

Dans la journée, le cabaret dort.
Lola est venue très tôt écouter son sommeil. Elle s’est assise dans la salle, qu’elle n’a pas voulu allumer, comme une mère qui veille, profitant du silence pour réfléchir à l’avenir de son enfant.
Les deux fenêtres travesties par des rideaux rouges s’arrangent avec la lumière pour laisser passer quelques rayons qui indiquent la direction de la scène. Lola est aussi émue par ces particules élémentaires, naturelles, qui touchent délicatement l’espace par endroits, que par le feu d’artifice qui le dévoile, le consume entièrement le soir. Elle est aussi émue par l’espace vide de la scène, plein de souvenirs et plein d’attentes, que par l’espace couvert de plumes, de paillettes, de musique et de danse, livré à l’instant présent. Elle aime autant le silence que le bruit, la solitude que la troupe. Elle s’est assise, spectatrice privilégiée au milieu des tables et des chaises sans clients. Le long rideau de velours qui cache les coulisses est ouvert, comme une invitation à en pénétrer les secrets. Le spectacle comme la vie est souvent un travestissement, un trompe-l’œil ; parfois, on cherche la vérité derrière l’apparence faussement merveilleuse. Ou bien on se berce d’illusions, un voile de paillettes devant les yeux, parce que c’est agréable de garder une âme d’enfant. De ne rien déchirer. Ni le beau ruban, ni le papier cadeau, ni la boîte qui peut contenir une déception.
Il aime ce moment où il s’observe avec ses cheveux d’homme et son regard de femme, si profond qu’il semble rempli des visions du passé et de l’avenir.
Elle comprit vraiment ce jour la comment l art pouvait sauver l être ordinaire qu'est chacun de nous.
La langue française est une Dame : celles des pensées, celle de cœur et de pique aussi ; on la respecte, on la défend et on la manie : elle a un corps, une chair, délicieuse, une sève, qui coule dans la gorge, on flirte avec elle, on mange ses mots, on dévore ses livres. Elle sait parler d'amour, de tous les amours, tellement bien que l'on a envie de lui faire l'amour. On la prend au corps, on touche ses mots, et ses mots nous touchent, et on crie "encore et encore". Oui, redites-moi des choses tendres, crues, spirituelles, osées, ma Dame française ; j'aime votre corps, votre esprit, votre cœur. On peut dire... bien des choses en somme, n'est-ce pas, Monsieur Rostand (...).
Mais la morale est qu'il ne faut pas rire, parce qu'on est jamais ridicule quand on aime.