Ah, l’orgueil ou l’inconscience ! En tout cas, la volonté de ne pas passer pour une incapable ! J’eus beau prendre l’élan le plus déterminé, il finit sa course avec moi au milieu du canal… Me voici dedans et, bien qu’il ne fût pas très profond, il y avait assez d’eau pour m’y noyer ! La peur horrible et le silence consterné de ma sœur me firent réagir…
Je crois que tout mon savoir de base fut acquis à la qualité exceptionnelle de cette femme. Nous n’avions pas trente-six professeurs, non ; elle connaissait toutes les matières qui nous étaient indispensables. Bien que sévère, je lui dois ma reconnaissance pour l’exigence particulière qu’elle mettait à l’apprentissage du français. Elle était très fière de notre langue. Je ne comprenais pas encore le langage qu’elle nous imposait, je le découvrirais, plus tard, à travers nos merveilleux auteurs, les grands classiques, Molière, Racine, La Fontaine, Lamartine, et bien d’autres. Probablement à travers elle, je m’investis de poésie et de la recherche du goût des belles paroles. Les journées étaient rudes, bien remplies pour des petites filles. Je demeure convaincue que ces exigences ont forgé nos nos caractères. Que les difficultés assumées jeunes nous ont permis d’avancer dans la vie avec plus de courage, de lucidité, de ténacité et de protection envers nous-mêmes.
Lorsque nous rentrions, après le goûter préparé par les soins de notre gentille Charlotte, brave femme qui s’occupait de nous pendant les absences de maman, il fallait s’attaquer aux devoirs, les terminer avant le retour des parents. Nous devions pouvoir jouir en toute quiétude du dernier repas.
Les vicissitudes de la vie s’étaient bien chargées d’abattre mes certitudes, et parfois mes grands airs. Mais, en fouillant au fond de moi, il devait bien subsister une petite part d’orgueil pas définitivement éteinte. Face à la désillusion de la remarque de mon adorable fils, ma réaction me poussa vers un méchant instinct de survie. Surtout dans un besoin insoupçonné de leur montrer que j’avais existé avant eux. Nous y étions… « L’avant, et l’après… » Je me mis alors à remuer nombre de photos… devant lesquelles tout pouvait arriver ! Où tout était possible ! Comme si nous allions rentrer sur une scène de théâtre où la pièce n’était pas encore commencée. À travers les images s’imposaient avec richesse une quantité d’événements qui devaient forger mon destin.
Après avoir donné toute leur vitalité, les enfants rentraient. L’ordre du coucher se faisait sans récriminations. Épuisés que nous étions par le grand air et la course sur la pelouse autour du butin. Là, notre charmante gouvernante, Charlotte, rentrait en jeu. Une dernière toilette, le pyjama enfilé, et hop, au lit. Le dernier baiser de la journée de notre chère maman, nous l’attendions sagement.
L’hiver, nos soirées étaient différentes. Les jeux de dominos, de loto, de petits chevaux se renouvelaient à côté d’un bon feu de bois. Les cartes étaient autorisées pour les plus grands. Le jeu de l’oie restait celui auquel toute la famille s’engageait à grands cris de joie.
Il fallait aller à l’école ! Et là, que de problèmes ne se posaient-ils pas dans ma tête d’enfant ! Une tête faite d’un mélange de timidité et curieusement, et paradoxalement, de sûreté intérieure. Le premier défi était de se lever très tôt… j’avais une sainte horreur d’ouvrir mes yeux sur le jour qui n’était pas encore levé. Je me demandais pourquoi on m’arrachait à la douceur et la chaleur de mon lit pour me retrouver constamment bousculée par ma lenteur et mon inactivité momentanée.
J’étais bien petite, mais les qualités olfactives n’ont pas d’âge ! Aussi, l’odeur alléchante des denrées faisait saliver ma bouche et mon esprit en éveil. Je passais et repassais dans l’office de la cuisine où tous les plats n’attendaient plus que la consommation des adultes… Ah ! L’envie de poser mon petit doigt dans les croûtes odorantes ! Enfin le repas arriva… et chacun s’installa autour de l’immense table avec joie et bruits multiples de contentement.
La présence des objets, des vestiges ne parlait-elle pas suffisamment à nos cœurs ? Une prolongation qui pouvait être à travers nous-même, bien sûr, par quelques faits glorieux, ou moins d’ailleurs, que nous aurions accomplis. Était-ce vraiment l’ultime but de nos vies ? Se perpétuer dans « l’après »… ? Pour beaucoup de nous, « l’après » est nos enfants ! Avec l’espoir qu’ils marcheront dans nos pas.
J’étais une grande rêveuse et je me satisfaisais volontiers du décor, de la beauté de la nature. Je l’appréciais, je la vivais intensément quelles que soient les saisons. Elle nourrissait mon imagination. Déjà dans mon âme tourmentée et romantique je m’émerveillais de ses prodiges. De la paralysie de l’hiver jusqu’au début du printemps. Ces derniers renouvelaient jusqu’à mes espérances.
Je laisse à penser mon étonnement lorsqu’en déchirant l’enveloppe je trouvai à l’intérieur une photo de moi… dans l’éclat de ma jeunesse ! Elle me ramenait à travers un métier que j’avais pratiqué dans mes années les plus incertaines. Celles où l’on se cherche… où l’on se trouve, peut-être aussi. Des années remplies d’une multitude d’actes, allant du plus petit au plus intéressant.
Les êtres ayant laissé à travers le cheminement des années l’empreinte de leurs joies, de leurs chagrins. Des sentiments nous pénétraient, d’une envergure totalitaire dès les premiers moments où nous en franchissions le seuil. Ne serait-ce qu’à travers son odeur indéfinissable. Elle recelait à elle seule quantité d’émanations précieuses de ceux par qui elle avait été habitée.