Elle est là, pourtant, depuis ce jour, enracinée en moi, mon obsession, mon injonction obsessionnelle: j'écrirai ça.
Ce que tu es, ce que tu vis, tu ne peux le livrer à personne. Personne ne pourrait le comprendre, le partager. Personne ne pourrait l’aimer. Être sincère, confier tes angoisses et tes doutes, confesser tes faiblesses, te condamnerait à être fui et à une solitude plus douloureuse encore.
D’ailleurs, ne jouent-ils pas, tous, un personnage, pour eux et pour les autres ? Les relations entre les êtres ne sont-elles pas qu’une vaste mystification, un jeu de dupes, où même l’amitié et l’amour déguisent le désir de pouvoir, de possession, la tentative d’échapper à l’ennui, la peur de la solitude, le besoin de combler ses propres déficiences ?
Tu refuses de participer. Ou plutôt tu joueras en sachant que tu joues, tu cacheras la gravité, les ombres, le difficile et l’inquiétant sous un visage plus présentable, tu leur donneras ce qu’ils attendent, qui ne sera pas toi, qui ne sera qu’une part de toi, et ça arrangera bien tout le monde. Tu seras léger, fin, de bonne composition, tu leur offriras les contours dans lesquels ils veulent t’enfermer, s’ils le veulent, et tous seront rassurés, sauf toi, qui échappes en secret à leur désir, ne renonceras pas à ton trésor et ton supplice, la lucidité.
Il me semble qu’avec tes carnets s’achève et commence à la fois une lutte engagée depuis longtemps déjà, mais qui durera sûrement plusieurs années encore, et peut-être n’aura de fin qu’au jour de ton suicide.
Être fidèle à ses vieux rêves, à ses ambitions d’enfant, de jeune homme, même si leur poursuite est une torture, même si leur poursuite signifie se couper du monde et des autres, même si vivre et écrire paraissent incompatibles, même si l’épuisement chaque jour est plus grand, la tentation plus forte de déposer les armes, de se rendre aux raisons si longtemps rejetées de ces gens raisonnables, mieux doués pour la vie, mieux faits au quotidien, qu’on avait méprisés, et enviés, aussi, en secret, en se disant qu’il doit être facile, si facile, de vivre, d’être en paix, d’être heureux, quand on accepte toute chose comme elle vient, sans poser de question, sans être tourmenté de grandes exigences, de grandes espérances, de grandes soifs. Alors être fidèle, ou devenir comme eux. Être fidèle ou être heureux. D’un bonheur qui n’a pas, sans doute, l’intensité de celui qui parfois récompense les grands sacrifices, d’un pauvre bonheur indigent, inférieur certainement, mais moins rare, moins difficile à atteindre.
Existe-t-il seulement, cet état supérieur si longtemps attendu ?
Il me faut dix ans, peut-être, pour cesser complètement de croire à cette folie. Je sais bien, que c'est une folie, un mensonge, je sais bien que ça n'arrivera pas, évidemment. Mais je ne peux pas vivre sans conserver, encore un peu, seulement, me dis-je, seulement encore un peu, l'espérance de te revoir, de te parler, de rattraper tout ce temps où sans toi je ne sais où aller, où je ne sais pas prendre des décisions ni choisir une vie ni rien, te revoir, même une seule fois, même quelques minutes. Je refuse. Et tant pis si c'est impossible, j'y crois quand même, il faut bien quelque chose, un horizon, pour pouvoir vivre.
Les journées ne semblaient jamais devoir finir, les heures s'étiraient, inutiles, nous aurions voulu être déjà plus tard, l'année prochaine, dans dix ans, puisqu'on ne pouvait pas être avant, ou être jamais. Puis le soir arrivait trop vite, nous redoutions la fin du jour, la douleur nous tombait dessus avec la nuit, et nous ne voulions pas dormir. Dormir nous apportait pourtant quelques heures d'oubli, nous aurions voulu dormir tout le temps, ne plus nous arrêter de dormir, si s'endormir n'avait pas été, aussi, se condamner aux rêves, se condamner au réveil, et nous ne voulions pas nous réveiller.
Je les haïssais, j'aurais voulu les tuer, les voir disparaître, je ne supportais pas leur chagrin de trois sous, leurs yeux humides et leurs mouchoirs, leur petit reniflement, que savaient-ils de la douleur, n'avaient-ils pas honte de chougner comme ça, c'est terrible n'est-ce pas, quelle perte, comme c'est terrible, qu'avaient-ils à voir avec mon père, de quel droit pleuraient-ils mon père, il n'est qu'à moi, pas à eux, la douleur n'est pas à eux, ils pleurent d'être incapables de savoir ce qu'est la douleur, ils sont laids et stupides, je les trouve faux, je les aurais tous bousillés.
Bien sûr qu'il va mourir le Rebelle, la meilleure raison étant qu'il n'y a plus rien à faire dans cet univers invalide : confirmé et prisonnier de lui-même... Qu'il va mourir comme cela est écrit en filigrane dans le vent et dans le sable par le sabot des chevaux sauvages et les boucles des rivières... {Et les chiens se taisaient ~ Aimé Césaire}
Il vaut mieux que cette image ne détruise pas toutes les autres, ils ont dit, toutes les images de la vie, du bonheur, de ton sourire, de tes yeux ouverts.
Alors je suis restée sur mon banc de pierre, et cette image n'existe pas. Les autres non plus. Toutes les images ont disparu dans le grand trou de l'image manquante.