Il serait donc profondément réducteur, au nom d'une méfiance envers les fictions de l'imaginaire, de taxer leurs consommateurs d'adolescents régressifs, immatures et décérébrés. Entrer en dystopie, c'est au contraire troquer la régression pour la résilience : prendre conscience de la dégradation des concepts comme du déclin des sociétés, en prendre acte et ce faisant apprendre à s'en dépendre pour reconstruire autre chose, autrement. A ce titre on ne peut qu'en encourager l'usage; si les récits dystopiques favorisent incontestablement les postures ludiques et l'évasion dans l'ailleurs, ils occupent tout autant une fonction critique, et même propédeutique; partant, ils constituent un outil plutôt qu'un obstacle, une force programmatique plutôt qu'un constat d'échec.
La seconde phase, de la seconde moitié du XXème siècle à aujourd'hui, marque l'émergence de nouvelles peurs collectives : la dystopie devient une forme culturelle dominante à l'échelle de la planète. Cette prégnance a partie liée avec une ère riche en traumatisme de tous ordres : diplomatiques ( conflits mondiaux, guerres de décolonisation, génocides), politiques (nationalismes, totalitarismes, dictatures), économiques (chocs pétroliers, crises financières, chômage de masse), sociétaux (migrations, globalisation, communautarismes), environnementaux ( modernisation de la dissuasion nucléaire, menaces technologiques, catastrophes écologiques) ou encore culturels (fin des grands récits, ère du soupçon, post modernité).
Comment expliquer cette insistance croissante sur le pôle négatif ? Peut être parce que, recul aidant, la Révolution française - dans son énergie comme dans ses excès - est perçue à la fois comme un moment fondateur déportée universelle et une acmé de violence populaire : ce qui explique pourquoi son souvenir nourrira à la fois les tenants d'une idéologie jacobine progressiste, en France ou en Russie, et les porteurs d'un révisionnisme faisant de 1789 la mère des totalitarismes à venir.
Question de regard, en somme, et ce n'est peut-être pas un hasard si le déséquilibre des orbites en médecine oculaire est appelé précisément dystopie. Spitz mettra brillamment en abyme cette propension de la dystopie à faire diverger les points de vue : dans son roman L'œil du purgatoire (1945), ce sont les dysfonctionnements oculaires du personnage qui le projettent dans un futur aussi problématique que sa propre perception.
Le voyageur n'est plus seulement un observateur mais devient un protagoniste jaugeant les sociétés qu'il rencontre, parfois même entrant en conflit avec elle. On voit apparaître un motif narratif qui deviendra un topos du voyage imaginaire, à savoir l'individu ramené à une condition dérisoire (un animal, un nain, …) permettant d'exemplifier par contraste la dangerosité des univers explorés. Le sujet amorce alors ce pas de côté qui lui fait prendre conscience de son inadaptation ; loin de pouvoir s'intégrer dans un organisation en apparence harmonieuse, il reste l'Autre inassimilable, témoin de la propension de ses hôtes à l'exclusion. Dès lors la perfection initiale des lieux (souvent présentés comme autant de métaphores de l'Eden) cède le pas au malaise de personnages de plus en plus sceptiques, au point de quitter in fine des pays devenus hostiles.
Terminons avec une dimension rarement mise en exergue dans les analyses portant sur les fictions dystopiques et qui, pourtant nous semble déterminante : la question du libre-arbitre, entendu non plus seulement, dans son acceptation politique ( quelle liberté une société donnée accorde-t-elle à ses membres?) mais dans son occurrence philosophique (en quoi son positionnement dans un groupe engage ou au contraire inhibe la liberté intérieure d'un individu ?).
A cette aune la dystopie serait plutôt un enfer placé de bonnes intentions ou , selon une formule fréquemment utilisée, une utopie qui a mal tourné. C'est ce que Booker appelle " le pouvoir de dépaysement", autrement dit la mise en distance d'idéaux qu'on va pouvoir passer au crible d'un regard critique; (…).
Les fictions dystopiques nourrissent cette réflexion généralisée sur la porosité des concepts, perméables aux interprétations comme aux subversions : l'organisation devient l'ordre et l'autorité se change en autoritarisme ; la sécurité se transforme en surveillance, la liberté se confond avec le libéralisme, l'égalité vire à l'égalitarisme, l'unité se métamorphose en uniformisation et ainsi de suite dans un mouvement perpétuel de l'humanité.
Un jour, off the record, il faut d'urgence "opérer Nadine" (Morano), un autre "achever [Valls] d'une balle entre les yeux" ou se "débarrasser de Pépère" (Hollande).
On le voit, la majorité des commentateurs refusent d'opposer utopie et dystopie comme le Bien et le Mal ; presque tous s'accordent à penser que les rêves utopiques portent en eux une part problématique et que les fictions dystopiques comportent quant à elle une dimension positive - précisément parce qu'elles mettent en lumière les dangers des précédentes.