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Critiques de Lutz Seiler (13)
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Stern 111

Un gros pavé 570 pages que j'ai dévoré en 3 jours. Seuls reproches à ce livre : son format et son poids. Bien trop gros pour lire dans le métro. Passé 500 pages, l'éditeur devrait vraiment songer à une édition électronique que Verdier snobe .

Lutz Seiler nous embarque dans les derniers jours de la RDA dans une petite ville de Thuringe où la famille Bischoff a vécu une existence ordinaire jusqu'à la Chute du Mur. Carl, 25 ans, se voit confier la garde de la maison et de la voiture, une Shiguli (Lada) tandis que Inge et Walter, les parents,  cinquantenaires quittent le foyer munis de sacs à dos, de chaussures de randonnées et d'un accordéon. Ils partent vers l'Ouest . Première surprise : dans la vie ordinaire, ce sont les enfants qui quittent le logis parental à l'aventure.



Carl restera le temps de manger les provision qu'Inge lui a laissé. Au volant de la Shiguli, il gagne Berlin, fait le taxi clandestin, et atterrit dans le repaire de squatters dans des immeubles désertés de Berlin. Ayant travaillé comme maçon, emportant les outils de son père, il est adopté par la communauté qui s'installe dans des caves une sorte de café Le Cloporte. Animés par une idée confuse A-Guerilla, A pour anarchistes, alternatifs, le Cloporte se dispose à accueillir des travailleurs. Les travailleurs ne s'y bousculent pas, plutôt les marginaux, les russes qui occupent encore la RDA, les prostituées, des artistes et toutes sortes de personnages pittoresques comme le Berger et sa chèvre Dodo, le Bon Peintre... Carl est adopté d'abord comme maçon, puis comme serveur. Il a une autre occupation : il est poète et compte bien être publié. Le Cloporte est aussi une galerie d'art. Carl y retrouve Effy,  une ancienne camarade d'école, peintre graveuse, performeuse. Stern 111 est aussi un roman d'amour. 



Entre temps, le couple des parents vit des aventures à l'Ouest. Accueillis d'abord comme réfugiés dans des camps, ils trouvent d'abord dans des emplois précaires correspondant plus ou moins à leurs qualifications. Inge,  très courageuse, ne dédaigne aucune occasion, femme de ménage, garde malade, rien ne la rebute. Walter surprend les employeurs par ses connaissances en informatique, on lui confie des missions d'enseignement sans le payer à sa juste valeur. Je me suis attachée à ce couple courageux et original. La fin de leur périple est tout à fait extraordinaire, mais je ne révèlerai rien. A vous de découvrir. 



Finalement l'anticonformisme ne se rencontre pas forcément dans les taudis de Berlin qui va progressivement s'embourgeoiser. 



Roman touffu, surprenant, parfois érudit, passionnant! Surtout très dépaysant  : il vous fera voir les aspects de la RDA que nous ne soupçonnons pas,  des objets singuliers comme Stern 111, le transistor qui apportait un peu de musique occidentale à l'Est ou la Shiguli, voiture rustique que n'importe quel bricoleur pouvait entretenir lui-même dans son garage. 
Lien : https://netsdevoyages.car.bl..
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Stern 111

Entre l'est et l'ouest, les frontieres s' ouvrent à Berlin.

Carl doit constituer " l'arrière garde" pendant que ses parents vont tenter une nouvelle vie à l'ouest. Débute donc pour ce jeune ouvrier une période initiatique ou il va fréquenter et s'integrer au milieu alternatif. Conquérir un logement, s'imposer professionnellement comme maçon et serveur dans un bar communautaire , lui le poète en devenir . Et découvrir l'amour ?

La prose est loin d'être fluide, malgré un style certain, ce qui nous fait évoluer lentement dans ce parcours de quatre années... comme Dodo, la chevre mascotte de la Communauté... qui comprend un berger et sa chèvre , des cerveaux de plus ou moins bons conseils, des égéries, un officier russe en garnison et fidèle de ce lieu communautaire.

La situation est trouble et la notion de propriété non encore bien acquise. Chacun tente de s'adapter. Les parents tribulent, exploités, mais décidés à atteindre le but de leur vie.

Les jeunes berlinois font taxi clandestin ou vendent _ quasi industriellement _ les restes du mur.

Est-ce une biographie ? ou pour le moins, un témoignage de cette période de restructuration-reunification _ce mot n'est pas prononcé.

Donc 4/5 pour cette perception d'un fragment de notre histoire. Malgré ce style... compliqué ?
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Stern 111

Difficile réunification par la quête obstinée d’un passage, d’un langage, d’un lien avec ses parents et son passé. La poésie et la politique, le rapport à la langue, la construction, au seuil de l’imposture, d’un poète. À travers une belle spéculation, un récit hanté par les miroirs et l’image de soi, Lutz Seiler raconte la réunification allemande, les territoires nouveaux sauvages ouverts ainsi à une clandestine occupation, à l’invention d’une utopie, une a-guérilla peu à peu rattrapé par le profit, insensiblement récupérée sous la dénomination de scène berlinoise. Stern 111 se révèle une évocation d’une sensible précision de la vie de ceux qui fuient, la vie de Carl et de celle de ses parents dont il a curieusement la charge, mais ce grand roman est surtout une incarnation de nos territoires perdus, une lucide approche de l’enchantement poétique, de l’aveuglement amoureux.
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Kruso

« Kruso » de Lutz Seiler, paru aux éditions Verdier, est un livre étrange. L’action se situe en 1989, durant les derniers mois avant la chute du Mur, principalement sur l’île d’Hiddensee, qui existe bel et bien, et certaines caractéristiques du personnage principal, Ed, sont directement inspirées de la vie de l’auteur. Mais ce roman se libère en fait bien vite de l’emprise du réel pour se projeter dans une dimension résolument onirique et poétique.

Suite au décès de sa compagne, Ed, un jeune homme est-allemand, décide de partir tout au nord du pays, sur l’île d’Hiddensee, où vit une curieuse communauté mêlant intellectuels, artistes et candidats à l’émigration clandestine. Là, il devient plongeur dans un hôtel-restaurant, ‘Zum Klausner’, et s’intègre petit à petit aux multiples rituels qui scandent l’existence des îliens. Il devient l’ami du mystérieux et charismatique Krusowitsch, dit ‘Kruso’, lui-même marqué par la disparition inexpliquée de sa sœur.

Dès qu’Ed aborde sur l’île, le récit devient impalpable, insaisissable. Les mots et les phrases se suivent et méritent un temps d’arrêt pour en percevoir toute la beauté subtile. Il faut donc du temps pour entrer dans cet univers très particulier, concentrique : en son cœur, on trouve Ed, un personnage attachant, singulier, qui dialogue avec son ‘renard’, écoute d’une oreille distraite la radio, et découvre les vertus du travail acharné, de l’amitié, de la poésie; on découvre ensuite Kruso, le grand ordonnateur, respecté de tout ‘l’équipage’ hétéroclite et pittoresque du ‘Klausner’, un petit monde en soi, enchâssé dans la perspective plus large de l’île. Dès lors, on assiste à un mouvement de flux (arrivée des touristes, des potentiels migrants) et de reflux (suite au départ des uns et des autres) – la mort étend son voile ici, tandis que la liberté, timidement, émerge ailleurs.

Je n’ai malheureusement pas réussi à apprécier pleinement ce livre, qui s’étire en longueur et laisse trop de questions en suspens ; en quelque sorte, je me suis perdue dans les brouillards de l’île et je n’ai plus trouvé la porte de sortie. Dommage. Pour la suite, cliquez sur le lien !
Lien : https://bit.ly/2Qro7Xb
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Stern 111

A Berlin, entre la chute du mur et la réunification, un jeune Est-Allemand se trouve. Un poignant roman, largement autobiographique.
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Kruso

Roman troué de fulgurances poétiques, d'un impressionnant «stock » de vers intégrés à cette prose hantée par la disparition, la perte, l'Histoire, Kruso nous transporte dans une île au dernier mois de la RDA. Immense écrivain, Lutz Seiler sait dépasser cette allégorie pour allier des mythes insulaires à la précision d'impression intime, d'enthousiasme et d'égarements. Kruso, un roman qui reste.
Lien : https://viduite.wordpress.co..
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Stern 111

A mon grand bonheur, les éditions Verdier ont eu l’heureuse idée de publier le roman Stern 111 qui est sorti en Allemagne en 2020. Son auteur, Lutz Seiler, est un écrivain allemand bien connu dans son pays natal, suite à la publication de son premier roman Kruso en 2014, qui a d’ailleurs recu le Prix du Livre allemand.

Le roman débute avec Carl Bischoff qui rejoint ses parents à Gera – ces derniers veulent profiter de l’ouverture inattendue des frontières et, comme la situation politique reste imprévisible, ils prennent une décision rapide : partir à l’ouest et laisser la garde de la maison à leur fils Carl. Maman a pensé à tout, les enveloppes avec de l’argent et même les bocaux sont prêts et Carl n’aura donc aucun souci à se faire.

Carl, alors âgé de 26 ans, n’ayant aucune nouvelle de ses parents, s’impatiente et quitte finalement son poste de gardien pour partir à Berlin. Par un jeu de circonstances, ses pas l’amèneront dans des groupes qui occupaient (ou habitaient comme ils disaient) des appartements ou immeubles entiers inhabités.

Avec Carl, on parcourt Berlin dans sa shiguli, on adhère à un mouvement qui rêvait d’un nouvel ordre… Ces immeubles squattés dans le centre de Berlin donnent l’impression d’être une zone extraterrestre, hors la loi, au milieu d’un pays qui cesse d’être partagé en deux. Une situation unique et passionnante. L’endroit, où Carl (alias Seiler comme je l’explique plus loin) travaillait comme serveur est le fameux Cloporte (die Assel en allemand; vous pouvez d’ailleurs visionner des photos des lieux et de certains personnages du livre sur Internet) qui attirait diffèrents individus – des artistes de toutes sortes, des existences perdues, des voyous… Les détails m’étaient inconnus (la naissance du Cloporte, la scène berlinoise ou alors comment choisir un appartement apte à être squatté ?), j’étais donc ravie d’en apprendre plus. Carl, en tant que maçon, est apprécié (on avait besoin d’outils et de savoir-faire), mais il rêve aussi de devenir poète, il écrit, réécrit, philosophe. De temps à autre, il reçoit des nouvelles de ses parents que j’ai littéralement pris en affection. J’avoue avoir à chaque fois vérifié combien de pages il me restait encore à lire avec Carl avant d’enfin retrouver Inge et Walter. L’auteur a su dresser un portrait très touchant et tendre de ses parents. La volonté de saisir la (peut-être) dernière opportunité à l’âge de 50 ans, le passage de la frontière, les premières rencontres avec ceux de l’autre côté, le séjour dans un camp pour les réfugiés, la recherche du travail… tout ça pourrait donner un livre à part entière.

Une fois le livre refermé, je suis comme d’habitude allée voir la biographie de l’auteur. Son parcours, tel qu’il est décrit sur Wikipedia, laisse entrevoir que Stern 111 est largement autobiographique – l’auteur ayant beaucoup de points communs avec le personnage principal, Carl. J’admets aussi que j’ai un petit faible pour les romans qui traitent de la RDA, du Mur de Berlin… il n’est donc pas étonnant que j’ai savouré ce roman qui, malgré le nombre de pages, n’est pas difficile à avaler.



Très intéréssant du point de vue linguistique, on devine derrière de nombreux passages l’autre facette de l’auteur qui écrit également de la poésie. Lutz Seiler ne s’attarde pas forcément sur la politique, elle n’est mentionnée qu’à travers certaines mesures (par exemple la réforme monétaire). Il saisit parfaitement l’ambiance, nous rapproche du milieu de cette gauche révolutionnaire avec ses discours idéalistes dans des maisons délabrées tout en contraste avec des développeurs immobiliers qui rôdent déjà autour, sentant une opportunité unique. Avec Inge et Walter, on redescend sur terre et on revit le tatonnement hésitant entre deux pays qui se découvrent pour former finalement un tout… A lire !
Lien : https://etsionbouquinait.com..
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Kruso

« Dix pour cent de terre, quatre-vingt-dix pour cent de ciel: être ici, sur l'île, leur suffisait. Et plus encore à leur fierté. L'ile ennoblissait leurs vies. Son incommensurable beauté opérait. La magie de son existence. le continent n'était rien de plus qu'une sorte d'arrière-plan qui s'effaçait doucement en disparaissant dans l'éternel bruissement de la mer; quelle importance, l'Etat ? Chaque coucher de soleil gommait une parcelle de son image rigide, chaque vague brouillait les contours désolants de cette massue usée et les effaçait de la surface de leur conscience » [161]. L'île, c'est Hiddensee, un bout de lido détaché de la côte est-allemande sur la Baltique ; en face : le Danemark ; le moment : quelques mois avant la chute du Mur de Berlin en 1989...



Deux hommes en deuil douloureux :pour le plus jeune, Ed, c'est sa compagne, écrasée par un tramway ; le plus âgé a perdu sa soeur Sonia. Chacun est à un bout du voyage ; Kruso a fini par reconstruire quelque chose sur l'île où il va recueillir Ed après tant d'autres, au milieu de leur errance. Ce qui les distingue, c'est une transcendance –la poésie-- qui leur donne une trajectoire parallèle mais non confondue à celle d'un monde désenchanté qui cherche sa liberté sur ces rives sableuses. L'appel fantomatique des falaises crayeuses de la côte scandinave, qui apparaissent parfois dans une tache de soleil entre deux averses, provoque souvent des tentatives de traverser vers cette « liberté » que l'on désire tellement que l'on ne prend pas le temps de la définir, et dont la plupart ne saura rien car ils se noient dans la Baltique.



Déjà transpire sur l'île une influence qui annonce ce qui vient : « progressivement il n'y eut plus rien d'autre dans la ville que des discothèques (...) sur leurs visages on ne lisait rien de cette révolte, de cette nostalgie ivre de vie qui aiguillonnait les danseurs de blues sur la piste, les transformant en une horde de derviches, non, pas en couples, mais tout le monde ensemble, toute leur tribu remplissait la salle de sa chevelure... Non, sur ces visages de discothèque on ne lisait rien d'autre que du maquillage, pas de sentiment, pas de rythme, rien qui aurait pu faire valser l'état des choses, pas de lutte, zéro utopie. Ils n'appartenaient pas à cette tribu d'avant, d'avant cet ordre social complètement gangrené par la banalité, les contraintes, les règles, gangrené par sa propre agonie et auquel manquait en fin de compte l'essentiel : honnêteté, partage, amour peut-être... Non. rien. Rien qu un néant habillé de paillettes, c'était cela les visages disco “ [268].



Sous l'influence de Kruso qui en est le véritable inspirateur, le “Zum Klausner” (Chez l'Ermite), d'une de ces villégiatures pour salariés méritants d'un combinat métallurgique, est devenu un refuge clandestin qui recueille les naufragés –de tous horizons, de l'aventurier à l'universitaire-- d'une société totalitaire qu'ils ne supportent plus ; Ed se contente de la fonction de plongeur en cuisine qui lui est assignée et s'y consacre avec modestie et toute son énergie, à côté des autres membres –le directeur officiel, le couple du glacier, le couple du bar, le cuisinier, etc. -- qui forment l'équipage improbable de cette arche immobile.



“À mi-voix, Kruso pérorait à propos du rôle d'asile que la terrasse du Klausner était appelée à jouer encore. Il parlait de ceux qui allaient revenir, ils ne seraient pas rares, dès qu'ils auraient compris les illusions inhérentes au monde des marchandises. « Eux, ils sauront encore s'en rendre compte, Ed. Mais beaucoup d'autres qui sont nés là-bas, et qui n'ont jamais connu rien d'autre, ne ressentent plus leur malheur. L'industrie des loisirs, les voitures, les maisons particulières, les cuisines intégrées, pourquoi pas? Mais pour eux c'est leur corps, son prolongement naturel, le siège de leurs sentiments et de leurs pensées. Leur âme est partie intégrante d'un tableau de bord, la hi-fi l'a rendue sourde, ou bien elle est partie en vapeur dans une cuisinière Bosch. Ils sont incapables de ressentir leur malheur. Ils n'entendent pas le cynisme qui se cache derrière le mot de consommateur - rien que ce mot ! Un son animal plein de cloches de vaches et de troupeaux poussés sur la montagne de la consommation, on broute- on rumine, on consomme, on digère et on re-consomme de plus belle - bouffer et chier, voilà la vie du consommateur. Et tout est étudié pour, de la naissance à la mort du consommateur. La protection du consommateur fonctionne comme une barrière, c'est l'enclos des påturages. La centrale des consommateurs enregistre chaque mouvement du troupeau et calcule la consommation moyenne, pas en kilomètre comme pour un moteur, mais en années, en décennies : combien d'années s'élève la consommation par rapport à la durée de vie, par exemple ? Et combien de temps faut-il pour qu'un consommateur soit consommé ? Ce mot, Ed, ce mot aux yeux de vache, serait une preuve suffisante si on avait encore des oreilles. » [351-2] Voici donc ce qui se cache derrière les scintillements de ce rivage scandinave que la brume dévoile parfois en face de l'île.



Elaborer une théorie de la liberté impose-t-il, pour la définir, de vivre en état de contrainte ? Au-delà de nos besoins organiques --l'homme ne peut se passer d'air plus de trois minutes, d'eau plus de trois jours, de manger plus de trente jours, la liberté est-elle une destination où l'on arrive et s'installe ? N'est-ce pas plutôt un processus, celui qui consiste à choisir soi-même ses dépendances ? N'est-ce pas alors les mieux définir que de les nommer “désirs” ? Et puis, peut-on vivre réellement sans désirer ? Que se passe-t-il quand l'on atteint son désir ?



Le plaisir se consume, mais le désir est l’illusion terrestre de l’éternité : “ Ce qu'il nous faut, c’est une voix à nous, une musique, une voix qui, en écoutant les mots, découvre le monde. Ce qu'il nous faut c'est notre voix et un espace rempli d’absence -- un endroit pour gagner sur le temps. » La large paume de Kruso indiquait le sol de la chambre : le plancher s'ouvrit, les murs se volatilisèrent et Ed aperçut la plonge. Il vit deux poètes, côte à côte devant leurs bacs. Un grand poète qui à l'avenir franchirait le seuil des maisons d'édition les plus célèbres du monde, et un deuxième, habillé d'un Romain et tenant en main quelques couverts d'aluminium dont il savait effectivement se servir pour écrire et qui, à côté du grand, prenait sans cesse des notes (...) L’essence de Kruso était l’attitude (...) Un fanatisme chaste, pour ainsi dire, un mélange impressionnant d'innocence et d’intransigeance” [212]. Le périlleux assemblage nécessaire à l’espérance de Kruso : que l’île devienne le lieu idéal où vive une société délivrée du matérialisme et de la dictature, en quelque sorte un communisme achevé. Pour l’heure, la radio du Klausner relate les béances et déchirures croissantes du rideau de fer ; l’île se vide, les équipiers disparaissent aux aussi au rythme des annonces d’ouverture des frontières. Finalement, Ed et Kruso se retrouvent seuls à faire tourner l’hôtel ! Dissipés les mirages de l’Ouest, les transfuges feront-ils retour ?



Il y a quelque chose de socratique dans la relation d'Ed et Kruso, tant dans la méthode par laquelle Kruso aide son cadet à grandir que dans la destination de ce voyage. Ils ont su d'emblée que leur relation tenait à leurs vocations essentielles, celles de la beauté du monde, exprimée en poésie. Cette relation n'est pas une relation de personnes, mais une relation de ces personnes à une même éthique d'être au monde.



Et c'est pour cela que l'absent peut continuer à vivre dans l'esprit de celui qui reste : épilogue, nous sommes en 1993 ; quatre ans après sa disparition et son départ de l'île, Ed apprend la mort de Kruso. S'ensuit une séquence où, accompagnant Ed dans la recherche de la sépulture, l'on découvre l'institution danoise qui assure un traitement des corps noyés avec une remarquable décence, documentant tous ces corps y compris les anonymes –majoritairement les échecs de tentatives de traversée des fuyards allemands. Au tréfonds de cette institution, Ed va se retrouvé catapulté « Devant la loi » de la parabole éponyme de Kafka, et confronté au nocher de ce Styx archivistique. «  C'est une entreprise très longue et compliquée, Monsieur Bendler [le nom patronymique d'Ed]. Et il y en a qui ne sont pas faits pour ça, vous comprenez ce que je veux dire? » Il se racla la gorge et nous laissâmes flotter notre regard vers le lointain des étagères de la salle, tous deux, ensemble, comme les oficiers d'un navire en perdition debout sur leur pont inutile. «Ce que je veux dire, c'est que vous êtes le premier, vingt-quatre ans après, qui l'eût cru ? Comme s'ils n'avaient manqué à personne, nos morts. » (...) il s'agissait de cinquante-deux ans-depuis la construction du Mur. Sans oublier qu'en ce qui le concernait, cela ne faisait que trente ans qu il était ici dans cette cave. (...) Je compris qu'il voyait en moi une sorte de commission, de délégation, un seul homme pour tous ses morts.



Ed ne s'est pas dégonflé, le gardien-archiviste-factotum entrouvre la porte de la cathédrale : “«Attendez-moi ici, s'il vous plaît, et servez-vous. » ll désigna une assiette avec du biscuit, et à côté un thermos et deux tasses en plastique. En passant la porte, il se retourna encore une fois. «Chez Novalis les bons ce sont les morts, Monsieur Bendler !» Puis ses pas sur l'escalier. Dans la salle éclata comme un orage d'éclairs, des centaines de tubes néon s'allumèrent. Depuis ma place sur le pont, je vis Henri longer les étagères. Je remarquai une bizarrerie dans sa façon de marcher, un léger boitillement, ou seulement une lourdeur qui cherchait son équilibre. Il poussait devant lui un genre de desserte, pour l'instant il n'y était posé que la feuille le chariot produisit au départ un ferraillement assourdissant, mais au fur et à mesure que Henri se servait dans les étagères son véhicule se calmait. Au bout d'un moment, il repassa devant le pont. Il me jeta un regard et cria: « du biscuit, Monsieur Bendler, prenez du biscuit! » (...)



Après une séquence hallucinée où Henri, le Charon colossal, semble danser avec son chariot entre les colonnes d'armoires, Ed comprend enfin qu'il ne s'agit que d'une étape de sa propre construction : “Toutes les convictions qui m'avaient accompagné dans ce voyage s'éteignirent soudain. Je ne ressentais plus rien de cette fidélité qui n'était peut-être que le sens du devoir, nourri d'une dette ancienne plus guère mesurable, plus rien de l'excitation de la promesse ni de la volonté de la tenir, peu importe comment, de fournir la preuve d'avoir mérité et de mériter encore l'amitié, etc. - tout cela n'avait plus d'importance. Seul cet instant de pure beauté, rien que, comment le nommer, rien que cette danse macabre. Comme si jétais venu dans cette loge sous terre uniquement pour cela, un seul homme pour public en trente ans”. Comme dans la parabole, la porte se referme et c'est comme si elle cessait d'exister, mais à l'inverse de la parabole, Ed l'a franchie... Et c'est un ultime hasard qui conduira Edgar Bendler, dit « Ed », à la sépulture d'Aliocha Krusowitsch, dit « Kruso ».



Je ne puis conclure sans saluer le style à la fois onirique, brumeux, magnifiquement traduit, irisé par endroit d'une ironie secrète et désespérée, accompagnant cette Odyssée dans la pensée, et sans évoquer mes réminiscences de certains films de Christian Petzold tels Barbara (2012), Yella (2007) et Jerichow (2009), l'Allemagne avant et après la réunification, la dureté des rapports socio-économiques à l'intérieur de cette ex-Allemagne de l'Est tentant de s'acculturer au libéralisme des deux derniers films mentionnés. Déception au sentiment de « tout cela pour ça » qui émane de ces fictions à la limite du document sociologique. Loin de l'espace apaisé, « réparé », que l'on se promettait de contempler après la réunification, c'est une jungle que l'on a vu apparaître, une jungle glacée faite de contrats, d'immeubles de verre, d'escroqueries, de rapports financiers, de salles de réunion. Triste tropique...



« Kruso » est finalement bien moins un roman sur la réunification vue des marges d'un Etat totalitaire qu'une fiction posant la problématique des vraies natures de la liberté et du désir.
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Kruso

Dans « Kruso », l’écrivain allemand fait souffler un vent de liberté sur une île de la Baltique en 1989, peu avant la chute du Mur.
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Le poids du temps

« Le Poids du Temps » de Lutz Seiler, traduit de « Die Zeitwaage » par Uta Müller et Denis Denjean (2015, Verdier, 256 p.) regroupe 22 nouvelles relativement courtes. Un premier recueil « Le Baiser sur le Capuchon » en regroupe 10 sur une quarantaine de pages, suivie par la « Trilogie du jeu d’échecs » et d’une dizaine d’autres sur la centaine de pages qui restent, dont « Turksib » un long voyage en train vers la Sibérie. Toutes se déroulent avec la RDA pour toile de fond, où l'auteur a grandi, et dont il restitue l'atmosphère de façon exceptionnelle. Ses héros sont issus comme lui de la classe ouvrière. Elle est censée être l'objet de toutes les attentions du régime, mais dont le quotidien est resté inévitablement très banal, avec ses joies et ses misères cachées. Elles ont toutes en commun une grande tristesse. Impossible d’en lire plusieurs à la suite sans sombrer dans un abîme de mélancolie et de larmes de désespoir, en ayant l’impression d’une existence bâclée. Les histoires sont toutes très différentes dans leur ton et leur sujet. Elles vont d'une histoire de séparation en deux parties à des histoires d'enfance et de jeunesse en RDA et reprennent de nombreux motifs de la poésie de l'auteur.

Lutz Seiler est né à Gera dans l'est de la Thuringe. Son village natal, Culmitzsch, a été rasé en 1968 pour l'exploitation du minerai d'uranium par la « SDAG Wismut » qui fournit le minerai à l’URSS. C’était le village natal de Otto Dix (1891-1969). La famille déménage à Korbußen jusqu'à ce qu'on lui attribue un appartement neuf à Gera-Langenberg, pas très loin de Iena. A Gera, il termine une formation professionnelle avec baccalauréat (Abitur) en tant qu'ouvrier du bâtiment et travaille comme charpentier et maçon. Cela lui servira par la suite, comme il le narre dans « Star 111 » traduit par Philippe Giraudon (2022, Verdier, 576 p.), lorsqu’il fréquente ls squats de Berlin Est, quand le Mur est tombé. Il effectue son service militaire dans la « Nationale Volksarmee », (NVA, Armée populaire nationale) de la RDA. Il s'intéresse alors à la littérature, en particulier à Georg Trakl (1887-1914) et commence à écrire. Durant l’été 1989, il travaille comme saisonnier ou « esskaa » mot formé d’après « SK » l'abréviation de « Saisonkraft » ou travailleur saisonnier. Cela se passe sur l'île de Hiddensee dans la Baltique (Oostzee), en face de l'île danoise de Møn. Il y trouve un emploi de plongeur dans un hôtel. L’ile est en fait un lieu de vacances en marge de la société communiste de RDA, une de ces villégiatures pour salariés méritants d'un combinat métallurgique. Surtout, c’est un point de départ clandestin pour le Danemark, le Lampedusa du Nord. Ile où se retrouvent artistes et intellectuels attirés par la nature sauvage et la pensée « alternative ». Il s‘en servira lors de l’écriture de « Kruso » traduit par Uta Müller et Bernard Banoun (2018, Verdier, 480 p.). Il y raconte cette expérience. Avec surtout en filigrane la chute du Mur et l’effondrement de la RDA.

« Le Poids du temps » a été publié en 2009. Lutz Seiler a alors 46 ans. Sa nouvelle « Turksib » publiée en 2007 a été couronnée par le prix Ingeborg Bachmann. Il a vécu la chute du Mur et l’effondrement de la RDA. Dans les années 1990, il anime la revue « Moosbrand » qui s’est vite imposée comme l’affirmation d’une nouvelle littérature allemande, jusqu’à sa disparition en 1998.

Pour ce qui concerne la fin de la RDA, du point de vue littéraire, il faut lire Christa Wolf, ainsi que Jenny Erpenbeck. De façon surprenante, la réunification allemande a été plus commentée en RDA qu’en RFA. Ces derniers sont individuellement moins concernés par cette problématique. Ensuite, on trouvera peu de voix décrivant ces changements avec enthousiasme et béatitude, ce serait plutôt déceptions et désenchantements, même narrés de façon comique.

Pour la première, lire son journal « Un jour dans l'année 1960-2000 » traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, (2006, Fayard, 574 p.). Œuvre originale puisque qu’il s’agit d’un chronique, écrite chaque 27 septembre, qui retrace son parcours, à « l’initiative de « Un jour dans le monde » lancée par Maxime Gorki en 1935 ». Lire aussi « Médée : Voix » traduit par Alain Lance, (1996, Stock, 292 p.). C’est une revisite et une réécriture du célèbre mythe d’Euripide, déjà beaucoup revu par Sénèque, Corneille et tant d’autres. Dans le mythe, Médée quitte la Colchide pour suivre Jason qui est venu avec les Argonautes conquérir la Toison d'Or. Médée conjure tout d’abord le serpent gardien de la toison et s’enfuie. Plus tard, réfugiée à Corinthe, Créon a pour ambition de faire de Jason son successeur et de le marier à sa fille, Creüse, mais Médée la tue. Elle tue également ses deux fils, Merméros et Phérès, et doit s’exiler, d’abord à Athènes, puis retourne en Colchide.

Christa Wolf commence son récit après la conquête de la Toison d’or. Médée fuit un pays dont elle ne supporte plus la corruption. Ce n'est plus elle qui tue son frère, mais elle ramasse ses morceaux éparpillés par les vieilles fanatiques qui l'ont assassiné. En fait, de par leurs positions d’étrangères, Agaméda la colchidienne et/ou Médée se retrouvent doublement étrangères en Corinthe. Tout les oppose, entre un monde que l’on pourrait qualifier d’archaïque et un autre qui serait moderne. Comment ne pas voir en Colchide et Corinthe, l’opposition entre la RDA et la RFA. Il est tout aussi surprenant de trouver cette critique à peine voilée du dirigeant ‘un pays de l’est. « Il vit caché dans des échafaudages intellectuels soigneusement fabriqués qu'il prend pour la réalité mais n'ont d'autre fin que d'étayer la conscience, légèrement branlante, qu'il a de lui-même. Il ne supporte pas la contradiction, plein d'arrogance il déverse en cachette ou ouvertement des sarcasmes sur les esprits inférieurs, sur chacun, donc, puisqu'il ne saurait être qu'au-dessus de tous. Je me souviens de l'instant où j'ai compris cela : sa connaissance de l'âme humaine étant limitée, il est bien obligé de vivre dans un cadre de principes que personne n'a le droit de remettre en question, sinon il se sent menacé d'une façon intolérable. » Il y a surtout cette interrogation, venue après confrontation avec des idées nouvelles ou étrangères. « C'était la première fois que je parlais avec une étrangère de la situation de notre cité, j'allai encore plus loin et lui demandai comme elle expliquait notre déclin. La réponse, selon elle, était évidente. C'est à cause de votre présomption, dit-elle. Vous vous estimez au-dessus de tout et de tous, cela fausse votre vision de la réalité et cela vous empêche aussi de voir qui vous êtes réellement. Elle avait raison, et cette phrase résonne encore en moi aujourd'hui. ». Surtout, cette profonde désillusion des allemands de l’Est, les « Ossis » face aux « Wessis », désillusion que l’on retrouve dans « le mélange de scepticisme et de commisération » des Corinthiens face aux Colchidiens. Je me souviens des reportages montrant les gens de l’Est découvrant les bananes à la Porte de Brandebourg, à Berlin.

L’ironie et l’autodérision restent toutefois un rempart contre l’ostalgie, ce qui n’empêche pas l’auteur de dénoncer les relations conflictuelles entre Allemands de l’Est et de l’Ouest, ainsi que la condescendance de ces derniers, tel collègue remettant constamment en question la vie en RDA : « Ce n’était pas une vie chez vous ! Les journaux n’étaient pas des journaux. Les élections n’étaient pas des élections. Les routes n’étaient pas des routes. Même les voitures n’étaient pas des voitures ». D’ailleurs, la blague qui faisait réaliser qu’on était sur une autoroute en RFA ou RDA, concernait les panneaux. En RFA, les indications de ville s’appelaient surtout « Ausfart » (sortie) alors qu’en RDA c’était « Umleitung » (déviation).

On retrouve cette désillusion dans les livres de Svetlana Alexievitch qui décrivent l’homme soviétique actuel. « La Fin de l’Homme Rouge ou le Temps du Désenchantement » traduit par Sophie Benech (2013, Actes Sud 544 p.). Le livre est très significatif de cette désillusion. Hélas, la liberté ne s’acquiert pas du jour au lendemain. Le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière, tout cela n’apparait pas de suite et les saucissons ne poussent pas aux arbres.

Jenny Erpenbeck, née en 1967, fait également partie des auteurs dont les textes portent en filigrane par les conséquences de la chute du Mur et de la réunification. Un récent recueil rassemble des essais qui pointent la perte rapide des repères d’un quotidien qui, d’un jour à l’autre, a radicalement changé56. Jenny Erpenbeck n’a pas écrit de livre pour cette thématique, mais celle-ci traverse tous ses textes. À commencer par son premier récit, « Enfant sans âge », traduit par Bernard Kreiss (2001, Éditions Albin Michel, 150 p.) de « Geschichte vom alten Kind ». C’est l’histoire d’une jeune femme qui se métamorphose en adolescente et intègre un foyer d’enfants. Le récit peut se lire comme une parabole du « tournant », la transmutation représentant à la fois les changements et le refus de les accepter ainsi que la volonté de retrouver l’univers sécurisé de l’enfance.

Dans « Le Bois de Klara », traduit par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus, (2009, Actes Sud, 190 p.), Jenny Erpenbeck retrace l’histoire d’un terrain et d’une maison à travers le XXeme siècle, au bord d'un lac non loin des quartiers Est de Berlin. « Ici, il y a des pins et des chênes à l'ombre desquels poussent lentement des buissons, ici un jardinier arrose le gazon, les fleurs sont vivaces et la petite va cueillir l'aneth pour les pommes de terre chez la voisine au début du chemin de sable. Ici, les gens ne s'attardent dans le jardin que pour être dans le jardin ». Dans le dernier chapitre, elle évoque le principe de la restitution à leurs anciens propriétaires des biens expropriés qui ont servi de pâturage pour les chevaux de l'Armée Rouge.

Un autre texte à lire, plus gai car empreint de beaucoup d’ironie. Judith Schalansky est née à Greifswald, à équidistance entre Berlin et Hambourg, en RDA. Dans son livre « L’inconstance de l’Espèce » traduit de « Der Hals der Giraffe » (Le Cou de la Girafe) par Matthieu Dumont (2013, Actes Sud, 224 p.), Inge Lohmark enseigne la biologie et l’éducation physique dans un collège de l'ex-RDA dans l'arrière-pays de Poméranie Occidentale. Pour échapper à la crise, elle élève des autruches avec son mari Wolfgang. La région se dépeuple, la réunification a provoqué un exode massif, surtout des jeunes, et l'école va donc fermer. Un regard acide et désabusé d'un professeur sur ses élèves, sur son lycée, sur les utopies de l'ancien régime et les incohérences du nouveau, et sur la vie qui l'entoure en général. « Apathiques, dépassés, exclusivement soucieux d'eux-mêmes. Ils s'abandonnaient sans retenue à leur indolence. L'attraction terrestre semblait agir sur eux avec trois fois plus de force. Toute chose requérait un immense effort. La moindre parcelle d'énergie dont disposaient ces corps était mobilisée pour une métamorphose douloureuse qui n'était pas sans rappeler la laborieuse libération de la chrysalide. Ce n'est qu'en de rares cas, cependant, qu'un papillon en résultait ». Son voisin Hans est un solitaire forcé. « Hans disait qu'au moins, avant, il y avait eu la Stasi pour s'intéresser à lui. Quand il se sentait particulièrement seul, il relisait son dossier ». Pour illustrer son propos, elle utilise l’ironie et un style raffiné. Le tout est accentué par des illustrations en noir et blanc, dessins sortis tout droit d'un vieux livre de biologie.

On en revient à Lutz Seiler dont certains textes se déroulent à l’époque de la RDA et tentent de capter une enfance qui parait très lointaine.

« Turksib » est paru séparément en 2007, puis traduit par Uta Müller et Bernard Banoun (2018, Verdier, 480 p.). La « voie ferrée Turkestan-Sibérie » (Tourkestano-Sibirskaïa maguistral) ou Turksib est une ligne de chemin de fer intérieure de l’URSS reliant l'Asie centrale à la Sibérie, de Tachkent à Novosibirsk. Au moment de sa construction, cette voie ferrée traverse l'Ouzbékistan, le Kazakhstan et la Russie. Un embranchement permet également de rejoindre Bichkek, la capitale du Kirghizstan.

La nouvelle « Turksib » narre un voyage en train à travers le Kazakhstan. C’est la rencontre du narrateur à la première personne avec un chauffeur qui cite Heine. Le narrateur porte sur lui un compteur Geiger, et on nous fait poliment remarquer qu'il ne s'agit pas tant d'une référence à l'extraction de l'uranium, comme un autre titre « Pech und Blende » pourrait le suggérer. Il s’agit du mot caché Geigerthäler. (Violoniste) plutôt que Geigerzähler (compteur Geiger). Il est d’ailleurs surprenant que le mot compteur Geiger soit transformé en conteur Geiger dans le texte de chez Verdier. Par ailleurs ce compteur est proposé aux voyageurs pour détecter d’éventuelles radiations.

Le poème de Heine sur la Lorelei est également mentionné lors du voyage en train, quoique « sémantiquement difficile » et « bégayé » par le chauffeur russe. « Ihrrweiss nieherrt, wahs sohlbe deute / dass ihrrsoo trau riebrrtbien / einmährre aussallteseite ». Déjà que se moquer d’un défaut de prononciation…., il semble que les ambitions poétiques de Seiler auraient pu ruiner le texte si l'humour de l'auteur ne l'en avait pas empêché.

Second dans la « Trilogie du jeu d’échec », la nouvelle « Gavroche » parle, non pas du fils des Thénardier, mais d’une fille qui boit de la bière, fume et parle avec l’accent de Manfiel. On retiendra aussi la troisième et dernière nouvelle de cette trilogie, « Un bon fils » met en scène un retour sur un passé irrévocable. Restes de souvenirs d'enfance, d’accordéon dans l'orchestre des mines d'uranium de Thuringe. Sauts en hauteur ambitieux mais peu réussis. Retour du père de captivité, mis un père complètement étranger, que le fils n'a pas reconnu.

Une curiosité, le « chronocomparateur » dans le dernier chapitre « L’échappement » avec des passages sur la réparation d'une horloge « Spezimatic » de Glashütte. C’est une machine, ou plutôt un appareil de mesure qui permet de vérifier les irrégularités d'un mouvem



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Kruso

« Kruso » est le premier roman de l’écrivain poète allemand Lutz Seiler, traduit de « Turksib » (2007) par Uta Müller et Bernard Banoun (2018, Verdier, 480 p.). L'action se déroule pendant l'été 1989, peu avant la chute du Mur. C’est un roman qualifié de « poème raconté jusqu'au bout ».

« Kruso » a été écrit alors que Lutz Seiler était en 2011 à la « Villa Massimo » à Rome (Die Deutsche Akademie Rom Villa Massimo). Cette bourse permet d'étudier en résidence pendant dix mois. Hélas, il plonge dans la dépression après son échec à écrire « Star 111 » traduit par Philippe Giraudon (2022, Verdier, 576 p.).

Printemps 1989, la RDA vit ses derniers mois. Après la mort accidentelle de sa compagne, qu’il ne parvient pas à nommer, seulement par la lettre G. Elle a été écrasée par un tramway. Edgar Blender, 24 ans, ancien ouvrier maçon et étudiant, part de Halle pour Hiddensee, une île de la Baltique (Oostzee)au large de la plus grande ile Ostrügen avec sa ville de Bergen en Rügen. Ce n’est pas très loin de Rostock, mais par temps clair, on peut voir l'île danoise de Møn. Il y trouve un emploi de plongeur à l’hôtel « Zum Klausner » (Chez l’Ermite). L’ile est en fait un lieu de vacances en marge de la société communiste de RDA, une de ces villégiatures pour salariés méritants d'un combinat métallurgique. Surtout, c’est un point de départ clandestin pour le Danemark, le Lampedusa du Nord. Ile où se retrouvent artistes et intellectuels attirés par la nature sauvage et la pensée « alternative ». L'appel des falaises crayeuses de la côte scandinave, qui apparaissent parfois dans une tache de soleil entre deux averses, provoque souvent des tentatives de traverser vers cette « liberté ». Liberté surtout fantasmée et idéalisée. Ils la désirent tellement qu’ils ne prennent pas le temps de la définir, et malheureusement, ils n’en sauront rien car les naufrages sont nombreux.

Avant d’en arriver à Hiddensee, il y a un long voyage en train, depuis Gera dans l'est de la Thuringe. Son village natal, Culmitzsch, a été rasé en 1968 pour l'exploitation du minerai d'uranium par la « SDAG Wismut » qui fournit le minerai à l’URSS. C’était le village natal de Otto Dix (1891-1969). La famille déménage à Korbußen jusqu'à ce qu'on lui attribue un appartement neuf à Gera-Langenberg, pas très loin de Iena. Ed part de Halle, puis passe tout naturellement par Berlin. Passage obligé par l’Ostbahnhof. Là, une scène assez étrange, où Ed sommeille et rêve. « Il rêva d’un désert. À l’horizon, un chameau approchait. Il flottait dans l’air, retenu apparemment avec difficulté par quatre ou cinq Bédouins. Les Bédouins portaient des lunettes de soleil, ils ne faisaient pas attention à lui ». Des chameaux à Berlin, pourquoi pas. Mais un vieil homme s’approche de lui. « L’homme était vieux et pointait les lèvres en avant comme s’il allait siffler – ou comme s’il venait de donner un baiser ». Et ce qu’il lui demande peut surprendre. « Je suis en plein déménagement, un gros déménagement, et maintenant il fait déjà nuit, c’est minuit, beaucoup trop tard, c’est bête, et il reste un de mes meubles, une armoire, une armoire vraiment bien, vraiment grande, en pleine rue ». On savait que les cigarettes de la marque au chameau contenaient des substances illicites, mais de là à envisager de déménager une armoire en pleine nuit. Il fat être citoyen de la RDA shooté au petit paradis soviétique pour avoir de telles pensées.

Un retour sur terre, via un contrôle de police avec « les courtes visières de leurs casquettes, demi-cercles étincelants, et leurs uniformes couleur bleuet. Ils avaient avec eux un chien, tête baissée, comme s’il avait honte du rôle qu’on lui faisait jouer », le fait revenir à la réalité. Auparavant, « Ed vit le vieux rejoindre son armoire en traînant les pieds, l’ouvrir et s’y glisser pour dormir ». Mais, l’embarquement pour « la Capri du Nord » approche. « Son train partait à 3h28 ».

Il arrive donc presque à Hiddensee, ou plutôt à la ville d’où il prend le bateau. « Il sentait la mer avant même de descendre du train ». En face l’hôtel où il va se faire engager. « Au tout dernier moment, les têtes de trois femmes sont apparues, se dressant comme les pistons d'un moteur à quatre temps dont la quatrième bougie n'a pas réussi à s'allumer ». Il y obtient une chambre, avec toilettes. « Le levier du mécanisme de chasse d'eau imitait deux dauphins bondissants. Tandis que les animaux revenaient tranquillement à leur position initiale, un jet d’eau sans fin jaillit ». Il lui reste le ferry à prendre pour l’île, en route donc pour la « Weisse Flotte ». Et surtout il apprend que « des emplois pouvaient se libérer, même en pleine saison. On cherchait pour le lendemain des serveurs, plongeurs, aide-cuisiniers ».

Très vite, il se fait embaucher par Werner Krombach, le directeur du centre de vacances « Zum Klausner » (Chez l’Ermite). Il sera parmi les « Esskass », les saisonniers (Saisonkräften, SK) et les « naufragés » c’est-à-dire les autres réfugiés de la vie en RDA

« Ed avait entendu parler d’Esskaas [les travailleurs saisonniers] qui, disait-on, avaient déjà publié, dans des magazines et des anthologies (quelle sonorité magique dans ces mots !), des poètes autoproclamés, des écrivains s’écrivant eux-mêmes pour ainsi dire, qui pouvaient compter sur l’admiration générale quand, le soir, ils arrivaient sur la plage et évoquaient l’éventualité de nouvelles œuvres, si pleines de vie et si grandes que seule la mer semblait pouvoir les générer, seule la mer et seul ce lieu ».



Très vite une complicité s’établit entre Ed et Aliocha Krusowitsch, surnommé « Kruso », mais c’est Alexander Dimitrijewich Krusowitch, un homme, dans l’édition allemande, fils d’un général russe et d’une acrobate de cirque. L’allusion est évidente au Robinson, naufragé comme ces allemands qui espèrent quitter la RDA. Ils se nomment d’ailleurs entre eux les « naufragés ». « Dix pour cent de terre, quatre-vingt-dix pour cent de ciel : être ici, sur l'île, leur suffisait. Et plus encore à leur fierté. L'ile ennoblissait leurs vies ». Ed va être le nouveau Vendredi de ce Robinson Crusoé ordonnateur d’une société secrète où la poésie joue un rôle libérateur décisif. Il est emporté par le projet fou de Kruso qui incarne tous les espoirs que le marxisme officiel a trahi. Ce projet est celui d’une enfance forte et mystique, dont l'œuvre de toute une vie est de sauver les gens perdus, les naufragés et les échoués de la vie.



La comparaison avec « La Montagne Magique » de Thomas Mann, traduit par Maurice Betz (1977, Fayard, 775 p.) est, à mon sens, exagérée. C’est vrai qu’il y a de nombreuses allusions ou références au livre de Thomas Mann. Ne serait-ce que le cadre, un hôtel de gens cultivés, artistes désœuvrés, et un sanatorium dans l’autre cas. De rares apparitions de personnages féminins importants, sinon de soubrettes ou des infirmières, avec en arrière-plan, un soupçon d’homosexualité. L’attente du paradis fantasmé ou de la guérison, elle aussi largement idéalisée. Dans les deux cas, un monde qui s’effondre, celui des deux Empires Centraux à la veille de la Première Guerre, et celui de la RDA, qui prélude celui de l’URSS. Deux évènements qui vont changer, ou plutôt bouleverser la vie des citoyens. Mais ça, ils ne le savent pas encore, en prévoient l’arrivée, mais ils ignorent l’amplitude des changements à venir. Des Robinsons sur une île, attendant et espérant le bateau, sans savoir, ni même imaginer que ce ne serait pas un paquebot de croisière touristique, et qu’il faudrait ramer, comme sur les galères.

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Stern 111

Rarement j’ai corné autant de pages d’un livre ! Celui-ci contient de si belles phrases, fortes, incroyablement poétiques.



C’est un univers un peu étrange que ce Berlin d’après-guerre, que Carl rejoint depuis sa Thuringe natale au lendemain de la chute du Mur. La vie reprend, et quelle vie ! Il se dégage de cet « underground café », de ces immeubles squattés, une énergie incroyable, une tranquille foi en l’avenir et en l’amitié, la certitude de pouvoir réaliser une utopie commune.



Il y a une puissante poésie dans ce récit, quelque chose de musical, comme de l’eau claire qui coule doucement sur les cailloux. Pour moi, cette phrase résume la substance du roman : « Dans le cratère de la bombe, les bouleaux commençaient à bourgeonner, peu leur importait d’être à moitié enfouis sous des gravats ». Les ruines refleurissent, tout reprend vie dans une espèce de joyeux brouhaha. Le langage de Lutz Seiler ajoute une profondeur, une dimension artistique à la confusion du quotidien berlinois.



En revanche, l’« initiation amoureuse et politique » vantée par l’éditeur au dos de l’ouvrage m’a semblée plutôt secondaire par rapport à l’élan de créativité et de renouveau qui traverse le récit.



La trajectoire des parents de Carl m’a moins émue, mais est néanmoins intéressante : sous la discipline de leur quotidien couvait toujours une ardeur que la chute du Mur a subitement réanimée au point de leur faire abandonner l’appartement familial pour un long voyage.



Roman découvert grâce à une excellente critique parue dans le quotidien suisse Le Temps (5 Novembre 2022 – merci Isabelle Rüf).

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Kruso

Puissant premier roman du poète Lutz Seiler, bercé par «le bruit froid de la houle», Kruso balance entre une grande désespérance et l’euphorie de cette confraternité des marges.
Lien : https://next.liberation.fr/l..
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