« Dix pour cent de terre, quatre-vingt-dix pour cent de ciel: être ici, sur l'île, leur suffisait. Et plus encore à leur fierté. L'ile ennoblissait leurs vies. Son incommensurable beauté opérait. La magie de son existence. le continent n'était rien de plus qu'une sorte d'arrière-plan qui s'effaçait doucement en disparaissant dans l'éternel bruissement de la mer; quelle importance, l'Etat ? Chaque coucher de soleil gommait une parcelle de son image rigide, chaque vague brouillait les contours désolants de cette massue usée et les effaçait de la surface de leur conscience » [161]. L'île, c'est Hiddensee, un bout de lido détaché de la côte est-allemande sur la Baltique ; en face : le Danemark ; le moment : quelques mois avant la chute du Mur de Berlin en 1989...
Deux hommes en deuil douloureux :pour le plus jeune, Ed, c'est sa compagne, écrasée par un tramway ; le plus âgé a perdu sa soeur Sonia. Chacun est à un bout du voyage ; Kruso a fini par reconstruire quelque chose sur l'île où il va recueillir Ed après tant d'autres, au milieu de leur errance. Ce qui les distingue, c'est une transcendance –la poésie-- qui leur donne une trajectoire parallèle mais non confondue à celle d'un monde désenchanté qui cherche sa liberté sur ces rives sableuses. L'appel fantomatique des falaises crayeuses de la côte scandinave, qui apparaissent parfois dans une tache de soleil entre deux averses, provoque souvent des tentatives de traverser vers cette « liberté » que l'on désire tellement que l'on ne prend pas le temps de la définir, et dont la plupart ne saura rien car ils se noient dans la Baltique.
Déjà transpire sur l'île une influence qui annonce ce qui vient : « progressivement il n'y eut plus rien d'autre dans la ville que des discothèques (...) sur leurs visages on ne lisait rien de cette révolte, de cette nostalgie ivre de vie qui aiguillonnait les danseurs de blues sur la piste, les transformant en une horde de derviches, non, pas en couples, mais tout le monde ensemble, toute leur tribu remplissait la salle de sa chevelure... Non, sur ces visages de discothèque on ne lisait rien d'autre que du maquillage, pas de sentiment, pas de rythme, rien qui aurait pu faire valser l'état des choses, pas de lutte, zéro utopie. Ils n'appartenaient pas à cette tribu d'avant, d'avant cet ordre social complètement gangrené par la banalité, les contraintes, les règles, gangrené par sa propre agonie et auquel manquait en fin de compte l'essentiel : honnêteté, partage, amour peut-être... Non. rien. Rien qu un néant habillé de paillettes, c'était cela les visages disco “ [268].
Sous l'influence de Kruso qui en est le véritable inspirateur, le “Zum Klausner” (Chez l'Ermite), d'une de ces villégiatures pour salariés méritants d'un combinat métallurgique, est devenu un refuge clandestin qui recueille les naufragés –de tous horizons, de l'aventurier à l'universitaire-- d'une société totalitaire qu'ils ne supportent plus ; Ed se contente de la fonction de plongeur en cuisine qui lui est assignée et s'y consacre avec modestie et toute son énergie, à côté des autres membres –le directeur officiel, le couple du glacier, le couple du bar, le cuisinier, etc. -- qui forment l'équipage improbable de cette arche immobile.
“À mi-voix, Kruso pérorait à propos du rôle d'asile que la terrasse du Klausner était appelée à jouer encore. Il parlait de ceux qui allaient revenir, ils ne seraient pas rares, dès qu'ils auraient compris les illusions inhérentes au monde des marchandises. « Eux, ils sauront encore s'en rendre compte, Ed. Mais beaucoup d'autres qui sont nés là-bas, et qui n'ont jamais connu rien d'autre, ne ressentent plus leur malheur. L'industrie des loisirs, les voitures, les maisons particulières, les cuisines intégrées, pourquoi pas? Mais pour eux c'est leur corps, son prolongement naturel, le siège de leurs sentiments et de leurs pensées. Leur âme est partie intégrante d'un tableau de bord, la hi-fi l'a rendue sourde, ou bien elle est partie en vapeur dans une cuisinière Bosch. Ils sont incapables de ressentir leur malheur. Ils n'entendent pas le cynisme qui se cache derrière le mot de consommateur - rien que ce mot ! Un son animal plein de cloches de vaches et de troupeaux poussés sur la montagne de la consommation, on broute- on rumine, on consomme, on digère et on re-consomme de plus belle - bouffer et chier, voilà la vie du consommateur. Et tout est étudié pour, de la naissance à la mort du consommateur. La protection du consommateur fonctionne comme une barrière, c'est l'enclos des påturages. La centrale des consommateurs enregistre chaque mouvement du troupeau et calcule la consommation moyenne, pas en kilomètre comme pour un moteur, mais en années, en décennies : combien d'années s'élève la consommation par rapport à la durée de vie, par exemple ? Et combien de temps faut-il pour qu'un consommateur soit consommé ? Ce mot, Ed, ce mot aux yeux de vache, serait une preuve suffisante si on avait encore des oreilles. » [351-2] Voici donc ce qui se cache derrière les scintillements de ce rivage scandinave que la brume dévoile parfois en face de l'île.
Elaborer une théorie de la liberté impose-t-il, pour la définir, de vivre en état de contrainte ? Au-delà de nos besoins organiques --l'homme ne peut se passer d'air plus de trois minutes, d'eau plus de trois jours, de manger plus de trente jours, la liberté est-elle une destination où l'on arrive et s'installe ? N'est-ce pas plutôt un processus, celui qui consiste à choisir soi-même ses dépendances ? N'est-ce pas alors les mieux définir que de les nommer “désirs” ? Et puis, peut-on vivre réellement sans désirer ? Que se passe-t-il quand l'on atteint son désir ?
Le plaisir se consume, mais le désir est l’illusion terrestre de l’éternité : “ Ce qu'il nous faut, c’est une voix à nous, une musique, une voix qui, en écoutant les mots, découvre le monde. Ce qu'il nous faut c'est notre voix et un espace rempli d’absence -- un endroit pour gagner sur le temps. » La large paume de Kruso indiquait le sol de la chambre : le plancher s'ouvrit, les murs se volatilisèrent et Ed aperçut la plonge. Il vit deux poètes, côte à côte devant leurs bacs. Un grand poète qui à l'avenir franchirait le seuil des maisons d'édition les plus célèbres du monde, et un deuxième, habillé d'un Romain et tenant en main quelques couverts d'aluminium dont il savait effectivement se servir pour écrire et qui, à côté du grand, prenait sans cesse des notes (...) L’essence de Kruso était l’attitude (...) Un fanatisme chaste, pour ainsi dire, un mélange impressionnant d'innocence et d’intransigeance” [212]. Le périlleux assemblage nécessaire à l’espérance de Kruso : que l’île devienne le lieu idéal où vive une société délivrée du matérialisme et de la dictature, en quelque sorte un communisme achevé. Pour l’heure, la radio du Klausner relate les béances et déchirures croissantes du rideau de fer ; l’île se vide, les équipiers disparaissent aux aussi au rythme des annonces d’ouverture des frontières. Finalement, Ed et Kruso se retrouvent seuls à faire tourner l’hôtel ! Dissipés les mirages de l’Ouest, les transfuges feront-ils retour ?
Il y a quelque chose de socratique dans la relation d'Ed et Kruso, tant dans la méthode par laquelle Kruso aide son cadet à grandir que dans la destination de ce voyage. Ils ont su d'emblée que leur relation tenait à leurs vocations essentielles, celles de la beauté du monde, exprimée en poésie. Cette relation n'est pas une relation de personnes, mais une relation de ces personnes à une même éthique d'être au monde.
Et c'est pour cela que l'absent peut continuer à vivre dans l'esprit de celui qui reste : épilogue, nous sommes en 1993 ; quatre ans après sa disparition et son départ de l'île, Ed apprend la mort de Kruso. S'ensuit une séquence où, accompagnant Ed dans la recherche de la sépulture, l'on découvre l'institution danoise qui assure un traitement des corps noyés avec une remarquable décence, documentant tous ces corps y compris les anonymes –majoritairement les échecs de tentatives de traversée des fuyards allemands. Au tréfonds de cette institution, Ed va se retrouvé catapulté « Devant la loi » de la parabole éponyme de Kafka, et confronté au nocher de ce Styx archivistique. « C'est une entreprise très longue et compliquée, Monsieur Bendler [le nom patronymique d'Ed]. Et il y en a qui ne sont pas faits pour ça, vous comprenez ce que je veux dire? » Il se racla la gorge et nous laissâmes flotter notre regard vers le lointain des étagères de la salle, tous deux, ensemble, comme les oficiers d'un navire en perdition debout sur leur pont inutile. «Ce que je veux dire, c'est que vous êtes le premier, vingt-quatre ans après, qui l'eût cru ? Comme s'ils n'avaient manqué à personne, nos morts. » (...) il s'agissait de cinquante-deux ans-depuis la construction du Mur. Sans oublier qu'en ce qui le concernait, cela ne faisait que trente ans qu il était ici dans cette cave. (...) Je compris qu'il voyait en moi une sorte de commission, de délégation, un seul homme pour tous ses morts.
Ed ne s'est pas dégonflé, le gardien-archiviste-factotum entrouvre la porte de la cathédrale : “«Attendez-moi ici, s'il vous plaît, et servez-vous. » ll désigna une assiette avec du biscuit, et à côté un thermos et deux tasses en plastique. En passant la porte, il se retourna encore une fois. «Chez Novalis les bons ce sont les morts, Monsieur Bendler !» Puis ses pas sur l'escalier. Dans la salle éclata comme un orage d'éclairs, des centaines de tubes néon s'allumèrent. Depuis ma place sur le pont, je vis Henri longer les étagères. Je remarquai une bizarrerie dans sa façon de marcher, un léger boitillement, ou seulement une lourdeur qui cherchait son équilibre. Il poussait devant lui un genre de desserte, pour l'instant il n'y était posé que la feuille le chariot produisit au départ un ferraillement assourdissant, mais au fur et à mesure que Henri se servait dans les étagères son véhicule se calmait. Au bout d'un moment, il repassa devant le pont. Il me jeta un regard et cria: « du biscuit, Monsieur Bendler, prenez du biscuit! » (...)
Après une séquence hallucinée où Henri, le Charon colossal, semble danser avec son chariot entre les colonnes d'armoires, Ed comprend enfin qu'il ne s'agit que d'une étape de sa propre construction : “Toutes les convictions qui m'avaient accompagné dans ce voyage s'éteignirent soudain. Je ne ressentais plus rien de cette fidélité qui n'était peut-être que le sens du devoir, nourri d'une dette ancienne plus guère mesurable, plus rien de l'excitation de la promesse ni de la volonté de la tenir, peu importe comment, de fournir la preuve d'avoir mérité et de mériter encore l'amitié, etc. - tout cela n'avait plus d'importance. Seul cet instant de pure beauté, rien que, comment le nommer, rien que cette danse macabre. Comme si jétais venu dans cette loge sous terre uniquement pour cela, un seul homme pour public en trente ans”. Comme dans la parabole, la porte se referme et c'est comme si elle cessait d'exister, mais à l'inverse de la parabole, Ed l'a franchie... Et c'est un ultime hasard qui conduira Edgar Bendler, dit « Ed », à la sépulture d'Aliocha Krusowitsch, dit « Kruso ».
Je ne puis conclure sans saluer le style à la fois onirique, brumeux, magnifiquement traduit, irisé par endroit d'une ironie secrète et désespérée, accompagnant cette Odyssée dans la pensée, et sans évoquer mes réminiscences de certains films de Christian Petzold tels Barbara (2012), Yella (2007) et Jerichow (2009), l'Allemagne avant et après la réunification, la dureté des rapports socio-économiques à l'intérieur de cette ex-Allemagne de l'Est tentant de s'acculturer au libéralisme des deux derniers films mentionnés. Déception au sentiment de « tout cela pour ça » qui émane de ces fictions à la limite du document sociologique. Loin de l'espace apaisé, « réparé », que l'on se promettait de contempler après la réunification, c'est une jungle que l'on a vu apparaître, une jungle glacée faite de contrats, d'immeubles de verre, d'escroqueries, de rapports financiers, de salles de réunion. Triste tropique...
« Kruso » est finalement bien moins un roman sur la réunification vue des marges d'un Etat totalitaire qu'une fiction posant la problématique des vraies natures de la liberté et du désir.
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