Au cœur du centre national d’appels d’urgence australien, entre incendies, inondations et violences domestiques, une chronique intime diabolique d’un moment de bascule, lorsque trop de blessures sont infligées aux corps, aux esprits et à la Terre.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/13/note-de-lecture-triple-zero-madeleine-watts/
Une jeune diplômée australienne en littérature, venant d’abandonner son doctorat prometteur largement du fait d’une histoire d’amour ayant salement mal tourné, rêve de quitter son pays pour les Etats-Unis. Pour rassembler les fonds nécessaires, tout en s’essayant à l’écriture de fiction, elle accepte un job au Triple Zéro, l’un des tout récents centres d’appel privatisés regroupant l’accès d’urgence à tous les services, pompiers, policiers, unités médicales, vétérinaires de garde et autres services sociaux critiques. Alors que la ville de Sydney se débat bientôt entre gigantesques incendies et inondations à répétition, elle accuse le poids des messages reçus huit heures par jour, dans lesquels, à côté de fausses urgences anodines ou ridicules, une profonde inquiétude, une misère non voilée et une violence omniprésente suintent minute après minute. Dans chaque moment de répit, seule ou en compagnie de sa mère, jadis gravement traumatisée par une tentative de cambriolage, des bouffées signifiantes d’enfance remontent à la surface, et une étrange métaphore rampante se met à hanter ses rêveries, impliquant son ancêtre John Oxley (1785-1828), explorateur précoce de l’intérieur du pays – en remontant les rivières Lachlan et Macquarie -, qui rêvait de découvrir une mer intérieure (donnant son titre anglais au roman) à la place du désert central australien.
Premier roman de Madeleine Watts, « Triple zéro » (titre français renvoyant au numéro des urgences centralisées, installé au cœur du récit), publié en 2020 et traduit en français en juin 2022 par Brice Matthieussent pour les éditions Rue de l’Échiquier, use à merveille de sa narratrice piégée dans des limbes intérieurs et extérieurs qu’il s’agira de saisir pour trafiquer la mécanique normalement bien huilée des romans d’apprentissage. Celle qui, enfant et adolescente, s’évertuait, à la mer, à prendre toujours le risque de nager trop loin, nous permet en effet un extraordinaire voyage au bord du gouffre.
Si la critique Katie Dobbs, dans la Sydney Review of Books, y voit à juste titre une filiation avec les romans de la contrariété et du blocage de Christina Stead, de Sylvia Plath ou même de Joan Didion, si un entretien pour BOMB Magazine confirme la profondeur de l’envie de l’autrice, voulant parler de Sydney par ses moindres détails signifiants (ruisseaux, noms de rue, restaurants, bars, flore et faune), c’est peut-être bien de juste avant le « Hors sol » de Pierre Alferi, avant l’embrasement généralisé des violences faites à la Terre et de l’individualisme-roi qui a permis de les ignorer jusqu’à ce qu’il soit trop tard, que nous parle le plus précisément cet étonnant roman, construit sur un réseau dense de métaphores globales, qui se contentent pourtant d’être suggérées sans besoin d’un appui trop lourd.
« Cassandre : Qui s’en soucie ? L’avenir est en route. » (Eschyle, Agamemnon) : dès l’exergue, « Triple zéro » nous indique très clairement que, derrière l’aveuglement capitaliste et sa bureaucratie dédiée, complice, c’est bien d’ignorance des violences faites au corps des femmes (dont la parole demeure suspecte, aujourd’hui encore, face à une culture du viol ou de l’asservissement domestique) et de celles faites au corps de la Terre (malgré tant de lanceurs d’alerte, et sans qu’il soit besoin ici d’hypothèse Gaïa), qu’il s’agit. Point de bascule dans le dérèglement climatique et social (qui sont bien ainsi, n’en déplaise aux écologistes « apolitiques », les deux faces d’une même pièce), mesures d’habillage ressortant surtout de l’illusionnisme communicationnel, justifications et rationalisations grignotant tant d’années précieuses face à l’urgence, : « Triple Zéro » met en scène avec grand brio la superbe impavidité de l’Homme qui, toujours, poursuit des choses plus importantes, dans sa si personnelle « pursuit of happiness », quoi qu’il en coûte aux autres.
Lien :
https://charybde2.wordpress...