Si vous êtes de sexe masculin, blanc, hétérosexuel et beau garçon par dessus le marché, si vous êtes voué au succès par la naissance, l'éducation, le talent et vos prédispositions personnelles, si on vous a depuis toujours couvert d'éloges, admiré, fêté et que vous connaissez la réussite et rien que la réussite, alors je dirais que vous figurez parmi les personnes les plus vulnérables au monde, autant que parmi les plus chanceuses. Ce doit être un peu terrorisant d'aoir obtenu tout ce qu'on voulait, ou pouvait vouloir. Quand la vie vous a toujours souri, comment savoir quelle dose de malheur on est capable de supporter, et jusqu'où on peut tomber sans mourir?
Quand décembre viendra, lorsque l'air sera coupant et lumineux, ma grand-mère et moi seront devenues de vieilles amies. Je lui prêterai mon écharpe la plus chaude, et nous traverserons Central Park dans sa largeur, bras dessus bras dessous, comme deux écolières.
Obaasama, dirai-je (sans bafouiller désormais, car ce mot coulera comme du beurre sur ma langue), comment as-tu fait pour survivre sans avoir appris à oublier ?
Je regrette tout. Je regrette tous les chemins que je n'ai pas pris, chaque pas que j'ai fait et chacune des centaines d'occasions que j'ai laissé passer.
"En me mettant devant la glace, je m'attendais à voir Yukiko, non pas ma grand-mère séduisante et sûre d'elle, mais l'adolescente trop grosse qui, par une ironie du sort, portait le même nom, une fille à l'air emprunté, rentrant les épaules comme pour cacher son absence de grâce et de beauté. Quand j'entrai dans la salle de bain et vis à la place les traits harmonieux de mon visage, que ne venait pas déparer le corps monstrueux qui se cachait, me semblait-il sous mes vêtements, j'eus la certitude que le miroir me jouait des tours. Car lorsque le destin décrète, sur un caprice soudain, qu'un être de l'âge de Phillip doit mourir, en qui et en quoi peut-on avoir confiance ?" (p. 241)
Je vais leur parler d’Eric, mais surtout de Phillip, comment je l’aimais, comment je l’ai perdu et comment je l’ai pleuré pendant plus d’un an. Je leur raconterai qu’il est revenu quelque temps, nu, muet et dépérissant lentement, pour se tapir dans les ombres et les recoins de mon appartement, et puis qu’il s’en est allé.
Je leur dirai que je continue à le guetter, mais qu’un jour, je cesserai de le faire. Je leur dirai que je l’ai déjà laissé partir, avec tristesse, mais sans amertume ni regret, reconnaissante de l’avoir connu et aimé pendant tout ce temps.
Comme l’a fait ma mère avec l’homme qu’elle aimait, et sa mère avant elle.
Jamais plus dans ma vie il n’y aura quelqu’un comme Philipp. Il était pour moi ce que Sekiguchi était pour Yukiko, ce que Kenji représentait pour ma mère, et s’il est une chose que m’ont enseigné les histoires que ma mère me racontait le soir, avant que je m’endorme, c’est que, dans ma famille, les femmes ne renoncent jamais. Jamais plus il n’existera quelqu’un comme lui, et il ne me reste, des moments passés ensemble, rien d’autre qu’un fantôme nu qui habite chez moi et dépérit lentement.
Quand tout est fini, une envie me prend d’aller me blottir dans un coin pour me cacher, comme Phillip semble résolu à le faire, depuis quelques temps, et je réalise soudain que c’est précisément ce que je redoute le plus de son fantôme : qu’il soit là pour m’empêcher de sortir des ombres de mon appartement.
Sans parler du danger que constitue la présence d'Eric dans la pièce voisine, Phillip se trouve directement dans le champ de vision qu'on a de la fenêtre d'en face et peut-être même de la rue.
Il paraît plus dense et plus net qu'il ne l'a été depuis longtemps. Ces derniers temps, quand il était placé sous certains angles, je voyais la lumière luire au travers de son corps, mais aujourd'hui il est opaque, tous ses traits sont bien définis, malgré le soleil qui l'inonde par-derrière. Il est inexpressif, comme toujours, et me regarde avec attention.
Que vaut une vie de femme, si elle ne consiste qu'à aimer un seul homme pour toujours ?