p. 9 "Même quand on a plus sa tête on souffre de solitude, c'est évident. Quelqu'un, qu'on le reconnaisse ou pas, c'est tout de même une présence humaine, une chaleur, une affection humaine. Même au fin fond de tout on est capable de sentir ça. Ceux qui n'ont pas de visites déclinent plus vite que les autres, c'est sûr."
J'ai repris la robe de chambre que tu m'as donnée, à nouveau j'ai regardé cette maison avec gratitude, c'est ici que je t'attends.
La mort n'est rien, je te l'ai déjà dit, elle n'est rien quand les jours nous ont appris l'amour, nu et vrai, resplendissant.
Merci de cela, ma joie, ma douce aimée.
Ne s'occuper que de l'œuvre, comme le fait trop souvent la tradition de l'histoire de l'art, c'est ignorer le va-et-vient entre l'expérience du réel et la traduction symbolique qu'en fait un artiste donné, en un temps donné, dans son langage particulier, susceptible de devenir universel. Mais réduire un artiste à sa biographie et à son contexte social, à l'aune de valeurs morales, c'est réduire son art à une simple illustration de ces valeurs, voire en nier la spécificité.
LE MONDE DIPLOMATIQUE n° 813 : Alice Neel à contre-courant, décembre 2021.
p. 53 "Elle s'est mise dans la positionne fœtus. Ils font tous ça les derniers temps. Quand ils sont en fin de vie. Ici on ne parle pas de la mort, c'est interdit par le règlement du personnel, on dit "en fin de vie". C'est plus doux. On n'aurait que la mort à la bouche, autrement, parce qu'ici il ne s'agit pas que de cela, de la mort, ou de la fin de vie comme on voudra. Quand on entre ici, c'est dans l'attente de ça, ce n'est pas pour se refaire une santé. Ici, c'est une usine de fin de vie. On s'habitue. C'est un travail comme un autre."
p. 98 "Et puis vous n'avez plus écrit, vous n'avez plus parlé, vous vous êtes retirées au fond de vous, là où personne ne pouvait vous atteindre. C'est ce qu'on dit, ça rassure, et comment savoir ? Comment savoir ce que voyaient vos yeux, ce qu'entendaient vos oreilles, ce que sentait votre peau, quelles images faisaient frémir votre vieux corps exténué, quelles terreurs crier et gémir ? Si longtemps encore. Si longtemps où vous n'acceptiez pas de mourir, où vous vous êtes battue de toutes vos forces contre le néant qui vous cernait."
Un jour, je l'appelle Lili. Elle me regarde, elle dit que sa mère seulement la nommait ainsi jadis, qu'elle avait oublié, depuis le temps, ce nom qui pourtant avait précédé tous les autres noms qu'on lui avait donnés, tout au long de sa vie, tandis qu'elle devenait une femme, qu'elle vieillissait.
Lili, son nom d'enfant, le nom de son grand âge. Je la prends dans mes bras, je la porte jusqu'à l'alcôve, je la couche en travers du lit, je la garde étreinte, et la berçant, lui dis des mots d'amour et "Lili, Lili, ma petite fille"
p. 76 "Elle m'a transmis les salutations et les amitiés des dames du club de lecture et m'a proposé de m'apporter un livre par mois et de venir chercher mon compte-rendu. C'est très gentil à elle et je l'ai vivement remerciée. Mais je n'ai pas pu accepter : j'ai beau prendre des notes, j'oublie au fur et à mesure, à la fin d'un chapitre, j'ai oublié le début, et d'un jour à l'autre je ne sais même plus de quoi il est question dans le livre que j'ai en train."
p. 15 "Et puis ces dernières années il a fallu la placer, elle avait perdu la tête, elle ne pouvait plus rester chez elle. Nous ne l'avons pas laissée tomber, nous avons continué à aller la chercher pour les fêtes, quoiqu'elle se soit assez rapidement dégradée et que la recevoir soit devenu de plus en plus problématique. Maintenant la question ne se pose plus, elle déraille complètement, on n'a plus le droit de la sortir."
p. 47 "Je ne vous ai jamais dit ces choses, cette honte. Maintenant je peux vous parler, maintenant que vous ne savez plus qui je suis, que vous n'avez plus la moindre idée de cette famille atroce à laquelle vous êtes par hasard apparentée et qu'il m'a fallu fuir pour être capable de vivre, maintenant sans doute que ne m'entendez plus."
p. 43 "Je vous ai demandé "il vous dit un mot tendre, parfois, il a des égards pour vous ?", vous avez dit "non, jamais", et moi "vous pourriez lui apprendre, non ?", alors vous "votre père ne sait pas ce que c'est qu'aimer. Parce que personne ne l'a jamais aimé, jamais. Il n'a pas pu apprendre, donc. Maintenant c'est trop tard."