Je me souviens du mot soeur comme d'une explosion de rire et de sang. Encore aujourd'hui, le mot soeur comme ces gommes surettes au raisin que j'adorais alors qu'elles me faisaient presque mal.
Et elle est partie. Et je ne sais pas pourquoi je me sentais si mal. Ses pas, lourds, dans le couloir, comme des coups de masse dans mon crâne. L’air qui ne voulait plus entrer. Un paquebot accosté sur ma cage thoracique.
Il y a toujours un coquillage, celui-là, magnifique, parfait, qu’on tente d’attraper et qui part dans une vague qui vient tout ramasser, on attend, on guette, on espère que la vague nous le rendra, mais non, on ne voit plus le coquillage idéal parmi les autres, ceux qu’on a mille fois, ceux dont on ne veut pas, les communs, les incomplets. Et on ne veut pas arrêter, on ne veut pas échouer.
On le veut notre coquillage.
Pendant des années, ma mère avait sursauté chaque fois que le téléphone sonnait. Jamais elle se s'était dit bof, je ne réponds pas, je suis trop bien avec mon livre, avec mon assiette plein tout juste posée devant moi sur la table, avec ma fille en train de dessiner, avec mon mari en train de faire l'amour. Ma mère répondait toujours au téléphone, se lançait sur l'appareil avec une mélange d'espoir (ma fille, ils ont retrouvé ma fille) et de terreur (ma fille, ils ont retrouvé ma fille), ces deux émotions se lisant tout à tour sur son visage qui en paraissait difforme.
J'ai de la difficulté à envisager la soirée sans que mes yeux se remplissent de larmes. Alors ma vie, souvent, je la rêve. C'est différent d'une journée à l'autre. Ou pas. Certaines semaines, je me repasse le même rêve, en boucle, en y ajoutant çà et là des détails, comme un peintre qui complète une toile, des gens, un chien, mon père qui me manque, qui n'est plus là mais c'est mon rêve, si je veux y mettre mon père, je peux. Toujours il y a la mer, le seul élément immuable de ma vie rêvée.
On n’a jamais retrouvé Charlie vivante. On n’a jamais retrouvé Charlie morte. Peut-être a-t-elle été engloutie, peut-être son corps a-t-il été emporté jusqu’au fond de l’océan par une de ces vagues scélérates. Peut-être nage-t-elle avec les sirènes. Peut-être aussi qu’un jour on la verra tourner le coin d’une rue, toute grande, tout adulte, avec ses cheveux bouclés et ses yeux jaunes.
Moi, en attendant, je crois bien que je vais continuer de lui écrire des films, de construire des mondes qui n’existent pas, mais où elle a bâti sa maison.
Je reprends ma marche, je tourne le coin de l’avenue Lorne pour, je le sais, ne plus jamais y revenir. Car on ne rentre jamais à la maison.
Ça lui allait bien à ma mère, l'alcool. Ça donnait un peu de lousse aux milliers de petits élastiques qui la faisaient tenir en un morceau. Elle troquait son allure d'homme de fer mal huilé contre celle de ballerine.
J’écris des films pour Charlie. Les actrices qui sont choisies pour jouer dans mes films sont souvent bonnes. Parfois très. Mais elles ne sont pas Charlie. Jamais elles n’atteindront la perfection de ce mélange de fiction et de vérité, de peau et de fantasme qui vit avec moi, là, dans ma tête. Mes films, c’est comme si j’avais lu le livre avant. Et tout le monde sait que le livre est toujours meilleur.
C'était une vieille balle de tennis couverte de bave séchée, de poils et de poussière, qui était invariablement sous le sofa, et que cette pauvre bête n'était pas capable d'atteindre, malgré le superbe museau dont la nature l'avait pourvu dans le but, justement, d'aller chercher les balles sous le sofa.
Il y a deux ans, ma mère était dans sa chambre, elle était couverte de sang, elle s'était ouvert le ventre comme pour en sortir un bébé mais aucun bébé n'était sorti, et la seule vie qui était sortie de son corps, c'était sa vie à elle.