La fonction de la planète, aurait-on dit, était de faire tomber en désuétude tous les objets fabriqués par l'homme.
Pour la première fois de sa vie, elle savait quelque chose de véritablement important qu'Evered et son père ignoraient. Ils avaient passé des heures à attendre les nouvelles qu'elle venait leur dire et elle éprouvait un plaisir inattendu à les conserver par-devers elle un moment encore.
Il entrait dans les récits et en sortait par des portes latérales, confondait les livres entre eux. Les péripéties, les déceptions, et les modestes révélations de ces vies disparates lui semblaient faire partie d'un unique récit universel qui l'avait avalé tout entier.
Orphelins, c'était le mot qu'avait employé Warren pour les désigner elle et son frère, et le fait qu'un terme pût exister pour les définir procurait à Ada un étrange sentiment. Ils n'étaient donc pas les seul à être affligés de la sorte.
Elle parcourut la collection de son étagère, élimina les coquillages, les pierres et les plumes qui avaient perdu leur lustre, les objets qui, un jour, avaient possédé une étincelle de magie, de beauté ou de mystère à ses yeux, mais qui désormais lui semblaient bien ordinaires. Elle trouvait déconcertant de voir que la magie, la beauté et le mystère pouvaient s'échapper d'une chose, s'en écouler, et que l'on pouvait en venir à bout, comme des provisions hivernales.
Elle regarda Evered terminer son repas en se demandant si la chose était vraie pour une personne aussi, si ce que l'on ressentait envers elle pouvait se tarir.
- Mademoiselle Ada, reprit-il, j'aimerais vous demander comme faveur personnelle d'éviter de vous trouver en compagnie de l'équipage hors de ma présence ou celle de votre frère.
(...)
Elle s'assit en silence pendant qu'ils continuaient à échanger et réfléchit à la requête que Warren lui avait faite. Elle se dit qu'elle avait eu raison d'avoir peur d'accueillir les hommes sur la batture. Cependant, le mécanisme par lequel cette connaissance lui était venue demeurait mystérieux pour elle. Il s'agissait pourtant d'une certitude. Peut-être était-ce le genre de chose que les femmes savaient depuis toujours.
Elle se redressa.
- Compte pas sur moi pour te supplier, ça, jamais.
Il l'observa pendant un moment, ce petit concentré d'obstination et de détresse impuissante qui lui renvoyait l'image de sa propre peine d'amour. L'ombre, la lumière, la volonté de prendre ses désirs pour des réalités. Il n'y avait rien d'autre dans le monde, de cela, au moins, il était certain. Il souleva son verre et le vida d'un trait.
- J'en prendrai bien un autre, Hannah, dit-il.
Elle resta là, à côté du poêle.
- Si t'es prête à m'endurer, ajouta-t-il.
Son travail l'avait menée vers le milieu de la clairière, et elle se trouvait en plein centre d'un étang de baies qui lui montait aux genoux. Elle aurait pu passer tout un mois à récolter des fruits que la plus grande quantité de cette manne aurait tout de même pourri sur pied. Elle se disait la même chose chaque automne, mais cette fois la pensée la rendit furieuse, comme si elle avait perdu patience avec les circonstances qui l'avaient vue naître, avec les règles borgnes et injustes qui gouvernaient toute chose.
Chaque nouveau détail ne faisait que mettre en lumière l'ignorance des orphelins. Warren répondait à leurs innombrables questions avec la patience d'une infirmière soignant un infirme. Il leur chanta une chanson qu'il avait apprise en buvant du rhum avec des esclaves de la Grenade, Ting a ring ting tarro, et tenta de leur expliquer comment certaines personnes finissaient par devenir la propriété de certaines autres, au même titre qu'un cheval ou qu'une parcelle de terrain.
Pendant les semaines qui suivirent la mort de leur père, les deux enfants ne firent guère plus que dormir ; ils restaient au lit en permanence pour la chaleur et le réconfort de se sentir mutuellement respirer. Les jours étaient courts, l'unique fenêtre sans vitre fermée contre les intempéries, et le temps s'écoulait sans répit de crépuscule glacial en noirceur d'abîme.