La première œuvre d'envergure qu'Henry Bauchau écrit dans l'après-guerre, qui constitue un basculement décisif vers l'accomplissement littéraire, est l'ensemble constitué par le poème et la pièce de théâtre intitulés Genghis Khan, en 1954. Ces textes placent Henry Bauchau en un point de jonction entre l'histoire politique et la littérature, dont l'étanchéité est moins nette qu'il ne le pensait de prime abord : "Il me faisait rentrer avec toute la violence des pulsions dans cette histoire du vent qu'il me semblait précisément devoir quitter pour entrer dans celle du poème."
Henry Bauchau dit qu'il écrit à l'oreille : "Je porte mes poèmes un certain temps en moi. Je les essaie à la voix...
J'étais de ce monde avant toi. Un temps, je t'ai accompagné. À présent, je te quitte. L'ancêtre, dans ton œuvre, est un initiateur dont la vocation est de se retirer, une fois son travail accompli. On assiste toujours au moment où il s'efface de la page. Le voici arrivé.
La puissance du chant apparaît chez Henri Bauchau dans le sens le plus concret : il agit.
Tous les romans d'Henry Bauchau s'écrivent sur le mode d'un témoignage subjectif et linéaire, racontant une histoire qui évolue au gré des rencontres et des circonstances, sans plan mécanique du type "exposition-crise-dénouement", ni morale à en tirer.
« Ainsi, le récit du Roi Tsangor attache le lecteur parce qu’il remet en scène des situations fondamentales en regard du poids des morts, en les plaçant habilement dans un univers fictionnel éloigné du réel, ce qui permet l’identification aux situations tout en ménageant la distance nécessaire à l’égard de l’anecdote. Roman-conte ou roman-tragédie, quoi qu’il en soit, le lecteur se trouve en terrain familier. Il jouit d’un univers purement imaginaire dont il comprend qu’il lui parle, en le grossissant, en le travestissant, et en le maintenant dans une sereine distance symbolique, de son propre objet d’angoisse : comment vivre dans un monde hanté de morts ? Cette question, vieille comme le monde, ne fait que revenir de génération en générations. Elle ne passe pas, c’est pourquoi ses traducteurs les plus appropriés sont les figures mythiques, imperméables à l’oubli. P174-175.
« Cette ambivalence est le lieu où la matière romanesque se déploie pleinement. Car la fiction, en définitive, ne rétablit aucunement les faits et ne juge personne ; elle se limite à éclairer la complexité des situations qui font qu’un homme peut devenir un exilé de lui-même. Elle s’intéresse moins à établir les circonstances d’un conflit particulier qu’à éclairer les effets d’abrutissement communs à toutes les guerres. Elle montre comment les meilleures intentions, portées par idéalisme, peuvent déboucher sur l’abjection. C’est ainsi que la littérature peut aborder l’inavouable : la mort donnée et la torture sont éclairées d’une lumière rasante dans leur inextricable ambiguïté. » P188-189.
« Aucun de ces discours n’a pour fonction de prendre en charge la reconstruction de ce qui a été mis à mal sur le plan de l’humanité, à savoir l’écrasement des valeurs, et leurs répercussions à long terme sur les plans affectif et relationnel. Or, c’est précisément ce qui peut être abordé dans les productions littéraires qui pointent ce qui rend inextricable le démarquage du vrai et du faux, de la culpabilité et de l’innocence, et par là incitent à la pensée critique. » P189.
La société contemporaine, tout orientée qu'elle soit vers le futur, n'en est pas moins sous-tendue par une incessante invitation à pratiquer collectivement des commémorations du passé, comme si la fuite en avant vers le progrès devait se compenser par une recherche de racines susceptibles de stabiliser les identités devenues plurielles, mobiles et transitoires dans un contexte de globalisation. (p. 118)
La mort est pour un poète non tant une fin qu'un départ : celui de son oeuvre, qui ne se réalisera pleinement qu'à la disparition de celui qui l'a écrite, afin que les lecteurs la portent plus avant et déploient à l'avenir ses potentialités de sens. (p. 102)