Nicole Dennis-Benn

Si cet homme l’attirait, elle embrasserait ses joues à l’endroit où se posent ses longs cils et poserait la bouche sur ses lèvres tendues. Elle aurait même eu la patience de s’allonger à côté de lui avant de passer à l’acte et de caresser les poils de sa large poitrine, ainsi que de son énorme ventre. Au lieu de jouer les amoureuses, Margot le chevauche en remuant les hanches à un rythme régulier. Les mains d’Horace serrent ses cuisses avant de saisir ses seins. Le sexe lui apporte un calme profond et lui offre un refuge.

Thandi la regarde retoucher son maquillage et vaporiser un peu de parfum derrière chacune de ses oreilles. En moins d’une minute, son impeccable chignon est de retour. Margot attrape son sac et sort. Cet étrange parfum d’autorité qu’elle dégage depuis quelque temps comprime l’air jusqu’à le priver d’oxygène.

Chaque objet a du caractère. De la matière. On apprend en l’observant qui sont les personnes qui l’ont fabriqué, possédé.

Ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les paysages, et je dois avouer que le tien est de loin mon préféré parmi tous ceux que vous m’avez rendus. Mais ce projet de fin d’année doit m’aider à mieux cerner l’artiste en toi.

Ses désirs ont autant de fougue que le lierre qui rampe sur le plafond blanc et colore les murs beiges.

Son doux regard noisette saisit instantanément l’essence d’une personne, d’un objet ou d’un décor. Frère Smith dévisage Thandi d’un air perplexe puis se penche vers elle et lui frotte le bras avec une tendresse paternelle qui lui est devenue familière au fil des années. Le professeur ne semble pas entendre le léger crissement du plastique sous son sweat-shirt. Il ne lui pose du moins aucune question. C’est ici, dans l’atelier de frère Smith, que Thandi se sent le plus libre.
« Est-il possible d’être doué pour quelque chose même si on n’en a pas envie ?
— C’est plausible. Pourquoi ? »
Thandi hausse les épaules et baisse le regard vers ses mains.
« Je… Je me disais… » Elle marque une pause. « J’ai récemment découvert combien j’aimais le dessin. Plus que toute autre matière. »

Il arrive que certaines rumeurs parviennent aux oreilles des nouvelles employées alors qu’elles étendent le linge, plient les serviettes, lavent les taies d’oreiller ou vident les poubelles. Elles visualisent ainsi le postérieur nu de Margot pendant qu’elles font le tour des chambres, les épaules tressautant, les larmes aux yeux, et répandent dans les couloirs leurs rires mêlés d’envie et de dégoût.

Margot est en outre capable de discuter avec les touristes plus longtemps que tous les autres réceptionnistes, qui tendent à faire preuve d’une politesse excessive et à sourire sans arrêt, comme s’ils cherchaient à se faire pardonner leur ignorance. En somme, elle est la meilleure employée du Palm Star Resort. C’est le seul travail que Margot ait jamais connu, mais bientôt, sa situation va changer.

Deux femmes étaient mortes brûlées vives dans leur maison après avoir été surprises au lit ensemble. Ce genre de meurtre n’est pas pris au sérieux par la communauté ; on se contente de conclure au crime passionnel commis par un amant fou de rage – généralement du même sexe que ses victimes – d’avoir été trompé. Au lieu de pleurer la mort des deux demoiselles, les gens ont applaudi la sagesse du karma. Car à quoi s’attendent donc les femmes qui refusent l’amour des hommes ?

Certains hommes braillent un « Salut beauté ! ». Margot n’a cependant jamais couché avec un seul des habitants de River Bank. Si, dans le cadre de son métier, elle offre son corps à n’importe quel homme capable de se payer ses services, il lui paraît indigne de sortir avec un de ses semblables. Le simple fait de fantasmer sur elle a perverti le jugement de ces types qu’elle impressionne légèrement moins que les autres.

. C’est étrange comme on sent toujours sa présence. Avant qu’elle ne les aborde, les gens lèvent les yeux ou regardent par-dessus leur épaule. On dirait presque que l’apparition de son tailleur gris tourterelle trouble la quiétude indolente des chaudes journées de sécheresse. Sa démarche et son uniforme semblent condamner l’oisiveté de la population locale. Peut-être son allure professionnelle rappelle-t-elle aux fermiers et aux pêcheurs la perte de leur gagne-pain.

Depuis qu’elle est née, sa présence occasionne des interruptions et des silences plus oppressants que le soleil incandescent et les stridulations des criquets au plus fort du crépuscule.

Si seulement elle pouvait rester sourde à ce son, ou mieux encore, le braver ! Répondre à ses camarades de classe qu’elle n’est pas un âne. Qu’il est ignoble de l’assimiler à un animal de ferme à cause de ses origines rurales. Son incapacité à répliquer ne fait qu’alimenter sa colère.

Ce sont toujours les plus discrètes à qui ça arrive. Même ses cheveux changent. Il paraît que quand on avale, ça donne des protéines. C’est bon pour les cheveux et la peau.

Le pot de crème à la main, Thandi relit chaque mot de la notice. Il faut que ce traitement fonctionne. Voilà un mois qu’elle l’a commencé et sa peau est toujours de la même couleur. Elle suit pourtant à la lettre les conseils de mademoiselle Ruby : au moment de sa toilette, elle se lave les aisselles avec un chiffon humide, puis les parties intimes accroupie au-dessus d’une bassine d’eau savonneuse ; elle porte son sweat-shirt à manches longues toute la journée par-dessus le film plastique afin de retenir l’humidité de sa peau et d’éviter les coups de soleil ; elle applique la préparation de mademoiselle Ruby sur son épiderme un jour sur deux.

De toute façon, Thandi n’est plus obligée de se contenter d’un garçon comme lui maintenant qu’elle s’éclaircit la peau. Elle ressent cependant une sorte de pulsation dans son bas-ventre. Elle accélère le pas en serrant les cuisses comme si elle avait envie de faire pipi.

Aujourd’hui encore, les habitants sont convaincus que c’est Verdene Moore qui a tué ce chien, un bâtard desséché au corps osseux. Le genre d’animal qu’ils chassent à coups de pied dans la tête ou dans les flancs, le genre d’animal qu’ils nourrissent d’os, de restes de leurs repas et de tous les déchets qui leur tombent sous la main. Le genre d’animal qui attire les puces, renifle et lèche son derrière. Une créature détestable devenue une pauvre bête sans défense depuis que Verdene Moore l’a sacrifiée au cours d’un de ses rituels. Les gens gardent leurs distances avec cette femme à l’existence solitaire.

Le mariage est réservé aux personnes comme les parents des camarades de classe de Thandi, ces mères bien habillées et excessivement maquillées qu’accompagnent des époux à l’air distingué lors des cérémonies organisées par le lycée. Delores, elle, y vient toujours seule. Le père de Thandi, aux dernières nouvelles, habite dans la paroisse de Westmoreland. On vit surtout en concubinage à River Bank, où il suffit généralement qu’un homme et une femme s’installent ensemble pour sceller leur union.

Sur ses chances d’attirer le type de garçon dont rêvent sa mère et sa sœur pour elle (le type de garçon qui viendra à coup sûr à la fête). Sur ses chances de se faire accepter par ses camarades de classe. Sur ses chances de réussite à l’école – le seul atout sur lequel les filles noires comme elle peuvent miser, puisque leur apparence ne jouera jamais en leur faveur. Comme le répète sa mère : « Tout ce que t’as pou toi, c’est ton instruction. Ne va pas tout gâcher. »

Elle se voit comme un poisson que mademoiselle Ruby frotte avec du sel et du vinaigre avant de le frire. Ses yeux se posent sur le plafond. Si elle pouvait lever le bras, Thandi y dessinerait les images que projette son esprit.