À table ! À travers ces deux mots anodins qui sonnent comme un rituel quotidien, on ne mesure pas le bonheur immense qu'aurait eu Norbert Alter, l'auteur du livre dont je vais vous parler, à les entendre durant son enfance...
Il les a entendus pourtant, mais pas chez lui...
Lorsque mon amie Anna m'invita à cheminer ensemble dans la lecture de ce livre, je ne soupçonnais pas encore à quel point ce récit me toucherait de différentes manières. Qui plus est, c'est un essai sociologique, le genre aurait pu me rendre un peu rétif, il n'en fut rien...
Sans classe ni place, le titre est un peu énigmatique, le sous-titre en dit déjà un peu plus : L'improbable histoire d'un garçon venu de nulle part.
Les premières pages s'ouvrent sur l'enfance, mais ce n'est pas l'enfance idyllique que nous aimons parfois si sottement convoquer dans nos retours de lecture comme une petite madeleine de Proust. Ici Norbert Alter nous décrit son enfance comme un univers disloqué fait de ruines. Comment dire autrement un no man's land où le père et la mère ne sont plus ensemble, - cela encore pourrait paraître presque normal, mais ils offrent chacun de leur côté l'absence d'un territoire à proposer où un enfant aurait pu se poser, identifier des repères rassurants, c'est un père souvent volage, souvent en prison, c'est une mère quasiment incestueuse, au bord de la folie. À quel parapet un enfant peut-il se retenir ici pour ne pas à son tour devenir fou ou se jeter dans le vide ?
De nulle part, c'est bien le point de départ de l'itinéraire sur lequel nous invite Norbert Alter à nous pencher, devenu sociologue. C'est un point de départ chaotique, où il n'y a rien, presque rien et de ce presque rien, cet enfant venu de nulle part va entreprendre un chemin qui bouscule tous les déterminismes inscrits dans les tables sociales si bien apprises.
Sur les décombres de son enfance, Norbert Alter va construire l'édifice de sa vie et le faire tenir debout. Plus tard, vraiment plus tard, Norbert Alter est devenu sociologue et c'est en sociologue qu'il se penche sur la construction de ce chemin social. J'ai alors trouvé ce récit poignant dans la manière qu'a l'auteur de se mettre à nu tout en demeurant digne, à la fois intime et distant avec les choses de son passé, de son voyage intérieur.
De cette enfance bousculée, abimée, pour ne pas dire presque broyée, Norbert Alter va s'éveiller, se révéler, en faire quelque chose qui va dessiner son identité, par sa force intime sans doute, sa capacité incessante à savoir capter des parcelles de lueur dans les ténèbres. Savoir les voir, savoir les capter. Anna et moi, nous penchant sur ce texte ensemble, avons exprimé le même mot lors de nos échanges : la résilience, pas ce mot galvaudé qu'on a eu de cesse d'entendre sur les réseaux sociaux tout au long de la période du confinement. Non, c'est bien ce mot rattaché au concept qu'exprime Boris Cyrulnik dans ses travaux, notamment auprès des enfants abimés par les guerres, les séismes et les désastres plus intimes.
Mais l'auteur avoue que c'est grâce aux autres qu'il s'en est tiré, ces autres qu'ils nomment joliment ses fées et qui vont l'aider à inverser son destin.
Ce livre est nourri de rencontres, d'altérité, de voyages, d'engagements, d'errances aussi, d'erreurs forcément, parce que c'est beau l'erreur et dans ce genre de chemin elle est inévitable mais inspirante aussi... C'est un livre empli d'humanité.
Nous avons tous des fées qui se sont penché un jour sur notre berceau, qui ont jalonné notre parcours de vie. Moi mes fées, ce furent tout d'abord mes trois soeurs, puisque je suis né entre dix-huit et dix ans après elles... J'étais comme on dit le petit dernier, choyé, protégé, celui sans doute épargné par les malheurs d'avant...
J'ai eu le sentiment de rencontrer ici Norbert Alter comme un ami, comme un frère, dès les premières pages.
Ce nulle part est un nulle part social. Même les familles les plus pauvres, les plus démunies disposent malgré tout d'un lieu, d'un cocon protecteur ou à défaut quelque chose qui y ressemble, qui pose quelques fondamentaux, quatre murs, un toit, le tout formant un foyer où se retrouver le soir autour d'une table, des repères pour unir et aider à avancer.
Comment un enfant peut-il être condamné par avance à naître, à mal naître, en venant au monde dans un fatras fait autant de vide que de violence ?
Loin de l'approche dogmatique et froide que pourrait dresser un sociologue classique, ce récit force le respect et m'a touché au coeur par la démarche intime de son auteur.
Convoquant son expérience, Norbert Alter n'y trouve pas forcément de réponses toutes faites et c'est peut-être tant mieux, c'est peut-être rassurant de laisser l'improbable surgir dans nos vies pour tenter de dévier les trajectoires tracées par avance.
Mais Norbert Alter invite à situer dans son parcours atypique les endroits où il a pu trouver la maison qui lui manquait. Celle de son ami Antonio tout d'abord et c'est là qu'il a entendu pour la première fois ce cri de ralliement : À table ! L'école ensuite, l'école comme une maison qui abrite, protège, rassemble, rassure, tient à distance les malheurs du monde. Il y a toujours un enseignant qui prend alors sa baguette magique et devient une fée... Il le fait autant pour l'institution qu'il représente mais sans doute aussi parce qu'il n'est pas venu ici par hasard, animé par des valeurs qui l'ont poussé à faire ce métier.
De même, Norbert Alter transgressera pour éprouver les limites de son chemin, exister aussi dans cette transgression sociale, alors parfois un policier devient une fée à son tour, on ne sait pas pourquoi ce jour-là dans un commissariat de police, un policier, celui-ci et pas un autre, n'excuse pas la faute, mais redonne une chance tout simplement et ne fait rien d'autre que son métier, prévenir, aider, protéger, anticiper sur le malheur qui pourrait renaître plus tard et s'engouffrer insidieusement dans une vie, être pire... Mon neveu est gendarme, issu lui aussi d'un véritable parcours atypique, il m'a raconté quelques anecdotes où à sa manière il lui arrive d'être une fée, mais ça on n'en parle jamais.
Les fées chez Norbert Alter, c'est le coeur d'un ami, c'est le coeur des femmes qu'il a rencontrées. On ne dira jamais assez combien l'éducation sentimentale peut être source d'inspiration pour se construire. Parfois ici une fée s'appelle Véronique et je me suis à mon tour fondu dans ses bras, sa chaleur, ses fêlures. Car souvent les fêlures des femmes qu'il rencontre invitent Norbert Alter à venir s'y engouffrer, comme un effet en miroir, on se reconnaît à nos blessures et on peut s'aimer pour cela aussi, peut-être pour cela surtout... Qu'elles soient bourgeoises ou prostituées, on est juste ici à des années-lumière de la séduction.
Chez Norbert Alter, les fées ne sont pas là pour inviter à rentrer dans le rang. Surtout pas . C'est juste une main tendue, une main réconfortante, un regard, des mots posés là. C'est un don, un échange chaleureux, un geste, quelque chose qui pourrait ressembler plus tard, à une gratitude éternelle. C'est l'évocation aussi du contre-don cher à l'auteur.
En 1977, un fils d'ouvrier non qualifié avait 5% de chance de venir cadre ou d'exercer une profession intellectuelle (8% en 2019). J'en sais quelque chose, issu d'une famille de parents ouvriers où nous étions cinq enfants, où mon père avait participé à la construction de notre maison dans un projet collectif de quartier qu'on appelait alors les castors... Ce fut d'ailleurs une magnifique aventure collective qui créa des liens d'amitié durables. Ma mère s'était arrêtée de travailler pour nous élever. Plus tard, elle est retournée à l'atelier de textile pour financer mes études supérieures. Lorsque je suis entré dans une école supérieure de commerce, sur une promotion de 84 élèves, nous étions me semble-t-il 3 élèves issus du monde ouvrier. Je vous laisse calculer le ratio, moins que la moyenne. Je découvrais un monde nouveau, étrange, oppressant, pour la première fois je ne saurais dire pourquoi j'éprouvais une sorte de honte par rapport à l'endroit d'où je venais. Je vous le confie aujourd'hui, c'est ce que j'ai ressenti la première fois en entrant dans ce monde qui n'était pas le mien, les élèves que j'allais côtoyer durant trois années étaient des enfants d'avocats, de notaires, de chefs d'entreprise, de banquiers, d'experts-comptables... Je ne sais pas ce que je faisais là, moi fils d'un charpentier et d'une couturière et je m'apprêtais à entrer dans leur monde sans leurs codes... Lorsque mon père le lundi matin venait m'amener à l'école avec sa Citroën Ami 8, je lui demandais de ne pas se garer devant l'école, mais dans une rue adjacente... Quel idiot j'étais ! J'ai honte aujourd'hui je vous l'avoue, alors que d'où je viens j'en fais à présent ma fierté. Pardon, Papa.
Sans classe ni place, c'est l'expérience qui prévaut. Rien d'autre.
Le chapitre intitulé « Politique » est à ce titre jubilatoire. Norbert Alter découvre la politique par le prisme d'un mai 68 pris en otage par de jeunes bourgeois gauchistes qui n'ont jamais quitté papa et maman. D'ailleurs, la politique a-t-elle changé ? Combien de femmes ou d'hommes politiques peuvent se prévaloir d'avoir exercé une réelle expérience professionnelle, sociale ou culturelle sur le terrain, pour éprouver les arguments qu'ils défendent ? Levez les mains, je vais compter...
D'une écriture fluide et belle, ce livre m'a happé comme dans un roman.
J'ai trouvé ici un texte pouvant réenchanter le monde, tel que nous sommes capables de l'imaginer.
« L'idée est pourtant simple : si la différence ne tue pas, elle permet d'envisager plus librement le monde. Mais surtout, l'expérience de la différence construit plus souvent notre identité qu'on ne le suppose. »
Merci à toi, chère Anna (@AnnaCan), de m'avoir pris par la main pour découvrir ce livre si inspirant du très beau parcours de Norbert Alter et qui m'a permis de me pencher quelques instants aussi sur le chemin qui me façonne chaque jour encore.
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