Il y a une expression en russe pour signifier le début du déclin d'une vie : on rentre de la fête Jusqu'à quarante ans, on va à la fête Après, on rentre, et le chemin est plus ou moins long.
Moi, depuis quelques années déjà, je rentre. Et comme après une fête vertigineuse, des visages, des mots, une mélodie me reviennent. Je vais t'écouter, Grand-mère, je vais me souvenir.
"La vie s'occupe de tout, le chaos s'organise", dit-on en russe.
Le peuple russe, privé de saucisson, se gave de culture.
Evtouchenko, Voznessenski, Akhmadoulina remplissent des stades d'auditeurs soviétiques avides de rimes aux significations multiples, forcément cachées et que chacun interprétera à la lumière de ses propres maux.
Le système soviétique à cela d' astucieux qu'il met ses sujets en position de culpabilité constante. La vie d'un citoyen est remplie d'infractions. La punition est toujours au coin de la rue. Lorsqu'une sonnerie de téléphone ou trois coups frappés à la porte mettent fin à votre existence, vous n'êtes guère surpris :si vous ne savez pas pourquoi vous êtes punis, "eux" le savent.
Une tendance lourde de l'homme soviétique : se méfier, quand ce n'est pas mépriser, tout ce qui porte des lunettes, parle doucement et ne boit pas. Immédiatement affublé de l'ironique sobriquet
" l'esthète", l'intellectuel n'a pas la vie simple parmi le bon peuple russe de la deuxième moitié du XX ième siècle.
L'entourage d'Oleg et Tonia m'éblouit, d'autant qu'il tranche violemment avec ma vie de tous les jours. Un parfum de scandale, de clandestinité émane de ces romanciers, acteurs poètes, metteurs en scène, souvent ivres, habillés autrement, qui refont le monde dans la cuisine enfumée, entre cris et chuchotements, l'oreille collée au transistor pour capter une voix interdite, celle - disent-ils - de la liberté.
La bohème pas bourgeoise.
Oleg Tselkov est un artiste.
À Moscou, il est une légende.
Misérable, alcoolique, solitaire, beau en diable, il habite en bordure de la ville une piaule où s'entassent les toiles dont l'existence n'est connue que de quelques-uns qui comptent. Les poètes Evgueni Evtouchenko, Bella Akhmadulina, Joseph Brodsky, l'écrivain Aksionov, le cinéaste Chukchine, le barde Bulat Okudjava sont de ses amis.
En me réveillant le matin dans une immense malle transformée en lit douillet, le visage de ma grand-mère est celui que je vois en premier. Quatre mères carrés par personne est la surface habitable standard depuis la fin de la guerre. Nous sommes trois, faites le calcul. Nos douze mètres carrés font partie d’un appartement immense qui jadis – avant la révolution – devait appartenir à une famille d’aristocrates bourgeois moscovites aimant l’air frais: le quartier est légèrement excentré, à l’orée d’un bois de bouleaux dont la sève odorante emplit l’air de notre gourbi d’un arôme suave-amer à chaque fois que nous ouvrons la fenêtre. Cinq autres familles partagent l’appartement communautaire désigné par le mot kommunalka, évocateur d’un bouquet d’odeurs, d’images et de sons pour qui a vécu en URSS. Un jeune couple, lui militaire de métier, elle institutrice, avec un nouveau-né ; une vieille femme sans âge avec son fils schizophrène ; une famille mixte, elle géorgienne, lui ukrainien, avec un fils surnommé sans surprise « le bâtard » ; une famille russe très bruyante avec deux jumeaux insupportables ; un veuf unijambiste, vétéran de guerre aux yeux irrités par l’alcool, les larmes et tout ce qu’ils auraient préféré ne jamais voir.
La nuit, assise dans le noir les yeux grands ouverts, un sourire s’invite sur min visage ruisselant de larmes. L’humiliation que je viens de vivre sera la dernière de mon existence. Je me le jure. Je serai forte. Je serai excellente. Je serai jolie. Je parlerai leur langue mieux qu’ils ne la parlent.
Le système soviétique a cela d’astucieux qu’il met ses sujets en position de culpabilité constante. La vie d’un citoyen est remplie d’infractions. La punition est toujours au coin de la rue.