Citations de Philippe Delaveau (84)
ENFANCES
XX
La terre plate au four céleste lève comme
Une galette à la croûte dorée. Le vin
Des nuits reflété par les fleuves, les mers,
Vieillit dans le secret des ombres sidérales, attendant
Quelles noces, quel céleste festin ?
p.35
II. UN CHANT D'AMOUR
XXII. LES MONTS BLEUS
Les monts bleus
Et le ciel songeur.
Toi
Dont les yeux ardents
Sont l’abri du ciel et des monts.
Source, frisson, tristesse, joie.
Je baiserai de ma langueur
Ta bouche.
Je vois les mots se former
Dans tes pupilles, sur tes lèvres.
Et je respire ton haleine.
Je me raccroche à la vie,
Je sais l’existence du monde
Lorsque je tiens ta main.
p.63
FEUILLE ROUGE RESTÉE
Les oreilles du lièvre aussi sont fragiles
que dire du rouge-gorge qui s’est aventuré dans la pièce où j’écris
viens lui dis-je d’une voix adoucie en le prenant
entre mes mains qui tremblent de ce qu’il tremble
que je te rende l’absolu de ton ciel où tes semblables règnent
parce que vous êtes purs comme la neige et les prophètes
Et cette feuille qui a navigué si longtemps
en demeurant toujours à la magistrature de sa branche
d’où elle assiste au lent procès du jour
sèche noyée de pluie parcheminée comme une main
L’hiver ne l’a pas rendue à la terre
elle est rouge du feu qu’elle ignore
plissée d’une lointaine rêverie
la branche autour est nue comme la vérité
quelle est la vérité ? quelle est son heure ?
Ce que disent les vents
Ce que disent les vents dans leurs langues nue,
en effleurant la courbe des collines, frères
des paysages crus ou sombres qu'ils traversent.
Plus d'obstacles bruyants, plus de nuits, de frontières
Vents de grande antiquité, derniers-nés sur la mer :
le temps rompu sur l'échiquier recule – puis vainqueur
Comme l'eau scintille sur sa propre étendue ! Miroirs,
diamants, saphirs, rubis de toits, émeraudes – les plaines
traversées de courants où l'eau danse, un pas, reflue.
Ton poème
J’inventerais pour toi d’autres paroles,
Je t’apporterais des brassées d’images.
Rien ne te suffirait. Ne joue pas dans la fuite.
Explore le silence, pénètre au fond de toi,
Plus loin, jusqu’à l’obscur où la parole sourd,
Cachée par les feuillages.
Fais ce que dit le maître,
Apporte les amphores,
L’eau de la source où nous avons puisé.
Fais du luth de tes mains l’instrument d’une gloire
Qui sera signe de l’amour.
Restons ici …
Restons ici main dans la main, les pieds bien posés sur la terre
l’éternité fait son nid dans nos cœurs, le reste est éphémère
La pierre
J’ai parlé à la pierre avec ma langue d’homme, je l’ai tenue
dans ma main d’homme, une fois ramassée.
J’ai caressé sa joue de pierre comme une peau de squale,
et son fil de couteau, blessé, tailladé de méplats. Je la soupèse
comme on fait d’un melon propice et lourd par temps
de grand soleil aux tentes du marché.
Avant de la rendre à la terre parmi les choses
sans usage, vouées aux bas-côtés du chemin, aux ornières
hors de l’impitoyable zèle qui fait courir les routes.
Cependant signe, chose vivante, sens résolu.
Et mon esprit
sur elle fonde sa joie, songeant, songeant avec ferveur
à sa vocation même croissant parmi le jour
et la joie singulière au plus secret désir
qui anime le cœur et la foi des hommes.
V. L'ÂME SENTINELLE
LXX L'ARBRE
L'arbre est un fleuve d'étoiles qui s'écoule ;
…
Nos doigts peu à peu lâchent l'objet qu'ils convoitent,
Nos yeux quittent l'orbite où ils entretenaient
L'amour de la lascivité des corps, et la hantise
De puissance et de domination.
Chacun des sens outragés par la nuit, la mort le livre
Aux ateliers de la terre qui simplifie
Et décompose. Les os
S'alignent sous le suaire des sables ;
L'âme qui ne divague plus comparaît
Devant le Maître. M'as-tu jamais aimé ?
L'arbre semble dormir et ne dort jamais ; offre aux abeilles
Un refuge au repli de ses branches ;
Un trou dans sa cuirasse aux colombes.
Sans jamais divertir, ayant
Reçu nativement sagesse et jugement.
p.185
IV. EXERCICE DU JOUR
LVI
LA FAUX
Nous avons retourné le manche de la faux
Et sorti la pierre pour affûter
La grande aile noire, coupante.
Le soleil est pesant sur les noyers sans ombre.
Pas un souffle de vent.
L'homme en chemise a dit alors :
Où s'asseoir dans cette herbe mauvaise,
Sur le bord de la route, pour boire un coup ?
Deux oiseaux sont passés au ras du sol
Éperdument, pendant que s'éteignait sa phrase.
p.143
I – NOCTURNAL
VI
L'OISEAU
Dans la cage habite l'oiseau
Derrière les barreaux de rotin
L'oiseau relie le soir et le matin,
L'heure qui rampe sur les toits et les tables,
L'oiseau toujours joyeux, l'oiseau proche, lointain.
Nous habitons ce monde aux barreaux de pluie,
La cour vertigineuse entre quatre hauts murs.
La ville ronronne et geint sans plus finir.
Je me souviens au creux d'une vallée,
L'ai-je connue, fut-elle en mon désir ?
D'une trouée paisible entre les arbres.
Quelle douceur esquisse au loin sur l'herbe
Un jardin de clairière où refluera la nuit.
J'ouvre les persiennes rétives puis la fenêtre :
Quels seront aujourd'hui les messagers de joie ?
Il n'est de liberté qu'intérieure, je le sais bien ;
De silence, qu'au fond de soi
Pour peu qu'on sache s'en éprendre.
La voix familière ignore les mots,
Elle parle toujours et sans paroles,
Veille dans un déni de faits immodestes
Et nous comprend avant que nous ne l'entendions.
Oh pourquoi l'oiseau docile, pourquoi
L'oiseau chanteur, lorsque je le regarde
Se taira-t-il, l'oiseau qui sait chanter ?
p.25-26
Entendre alors la persuasion très tendre
et douce d'un oiseau qui solfie les mesures
d'une clairière. Deux fois peut-être. Puis se tait. Se dissout
dans la perfection pure et simple du silence.
Un jour, j'irai tout droit vers la lumière.
Le Seigneur m'y conduit. Tu viendras m'y rejoindre.
C'est l'heure où l'hirondelle déplie ses ciseaux
pour couper le long fil jusqu'aux ardoises.
Comment pourrais-je vivre encore:
Inaccompli, cherchant vainement de mes yeux
Ce que tes yeux ont vu, ce que tes lèvres disent ?
(extrait d'UN CHANT D'AMOUR)
Alors souviens-toi des vergers que le nuit voulut même
Abolir pendant les temps d'orage :
Ils tremblent quand le vent se déguise en rivière,
Dans le consentement des branches qui n'ont rien refusé,
Pour que les fleurs se pâment sur son passage
Et que soit proféré le nom de l'aube.
(extrait de "Pommier à Chinon")
La douceur de la colline
La douceur de la colline
Est tout ce que je sais.
L'ALOUETTE
D'abord elle se faufile, craintive, dans les prés.
Humant l'odeur végétale du vert, le lait acre
Des coquelicots de soie rouge plissée, le bruit
Du vent dans le frémissement des orges.
Puis elle s'envole toute droite, dans l'air limpide,
Comme l'éclair au-dessus du pré, s'enfuit;
Et toutes les couleurs, les sons s'harmonisent
Dans le vent fluide qui la berce jusqu'aux nues,
Et le soleil si froid dans le ciel proche,
L'horizon qui s'appesantit sur ses arches de brumes,
La nuit lointaine et le recel des mares,
Les fermes endormies sous leur chapeau de tuiles.
Elle, droite, exulte au-dessus de l'espace,
Sans perdre son chemin dans le récit
De l'herbe à terre occupée de célestes insectes.
Mais buvant au-dessus de la coupe de cristal bleu
La tremblante eau du jour, chérit d'en haut la terre.
LE BLEU
Lorsqu'on renverse la tête sur le sable, et que le jour décroît,
Soudain les yeux s'entrouvrent : c'est le bleu
Du ciel immense, l'espace transparent du ciel bleu, pays
De la lumière vive au-dessus de la joie de l'arbre,
Et le héron prudent pose une patte circonspecte, risque l'autre
Sur le mercure miroitant; la flaque réfléchit l'impavide, l'immense,
L'absolu bleu.
Nous oublions
Les luttes d'un cœur épris d'amour et les distances.
Le bleu
Traverse l'air impalpable, visite la branche immobile qui le salue,
Se laisse étreindre par les yeux qui le pénètrent.
Dans le vitrail éclate la fanfare du jour,
La rosace infusant le doux acquiescement de la lumière.
Même un nuage infime et haut fait concevoir
Les éloignements sans fin de la distance où glisse
Au pli de la tenture une aiguille suivie
D'un fil qui s'effiloche.
Une invisible main
Tente de coudre à l'aube enfuie le crépuscule,
Puisque emporté par son poids, le soleil
Déchire la mandorle où le temps le suspend,
Et que le bleu pâlit à l'horizon.
La mer
Répand sur ses genoux qui tremblent,
Le vaste drap où flambent ses ciseaux,
Berçant infiniment nos cœurs qui se désolent
D'être mortels encore sous l'azur éphémère.
Pourquoi chercher de ce côté - la peinture - qui est comme interdit, puisque les mots ne lui sont rien ? Pourquoi enfreindre la règle du silence, si la peinture est bien, comme la nommait Poussin, l'art des "choses muettes" ? Qu'espérer obtenir de l'appropriation moins d'un domaine que d'une manière d'organiser les formes et les couleurs ? "Il faut s'excuser de parler peinture" disait Valéry, mais il semble que l'écrivain moderne, au sens où l'entendait Baudelaire, n'ait pu s'empêcher d'en parler, car ce qu'il cherche, en définitive, c'est un pouvoir pour saisir le monde et l'ordonner, pour étayer l'univers qu'il ajoute au macrocosme - son univers, ce que personne avant lui n'avait vu, ou du moins n'avait su traduire.
Ce que nous avons ressenti, le peintre nous le fait voir, et cela sans les mots qui sont sont si souvent contraires. Comme nous voudrions que toujours ils s'emparent de la chose qu'ils désignent, qu'en les utilisant nous disposions des formes et des couleurs, que nous les puissions révéler, en exprimer le mystère. (...) Nous devons tout apprendre de la peinture, parce qu'elle accède à l'objet - quel qu'il soit - d'emblée, sans l'ambiguïté du langage des mots, en obligeant à une intelligence du regard et de la main. Peut-être le peintre, par la coïncidence d'un métier et d'un geste de capture, est-il en mesure de s'emparer de l'indicible, de cela même que nous nommons, faute de le définir, la poésie -, ce centre lumineux, cet état d'amplitude, vers quoi tend le poème ? (avant-propos de Philippe Delaveau, p. 5)
La route -
Ce sera la route encore, non pas
La rue corsetée d'enseignes lumineuses, ni l'ancienne
Voie bordée d'abreuvoirs où tu guettes parfois
Le pas si mesuré du cheval, compagnon de toujours
Qui caracole tête nue, mesurant notre audace
A la fermeté de nos mains — hennissements, envols
De fougueuses crinières dans le poudroiement d'aube :
Nous ne le verrons plus; toute ville
Élève des murs arides.
Une autre route sans bâtiments à la lisière,
Sans vignes régulières, sans la splendeur des sabres du maïs,
Exacerbés dans la lumière que multiplie l'étain du fleuve
Ou l'ouvrage songeur de l'étang.
Et même la perchée
Des oiseaux d'ocre à la cime sauvage, ne te secourra plus.
Lorsque le crépuscule vieillira.
Tu te souviens des cris
Que racontaient sur les premières pages, l'enfance
Aux cheveux emmêlés; les sables que la pluie cherchait
À graver; les grandes fables parmi les arbres,
D'un soleil rond et rouge, avec son heaume et la lance du
peuplier.
Et tu chemines sur la route désolée, parmi les cendres;
Le paysage est mort, et les neiges nocturnes
Succèdent lentement aux granges de l'automne.