Pourquoi part-on, pourquoi reste-t-on ? Il n’avait pas le sentiment d’avoir pris la fuite et pourtant, comment décrire autrement le claquement de ses pas pressés dans l’escalier, le plaisir qu’il avait ressenti en tirant sa valise sur le pavé inégal de cette rue qui n’était déjà plus la sienne ? Quitter une vie que j’aurais pu vivre sans déplaisir...
Il avait dû se taire longtemps, car quand le bruit des verres qui trinquaient le ramena au bar, entre Asgeir et Hinrika, il la vit lui sourire. Et il sut ce qu'elle pensait : ici, on ne dérangeait pas un homme qui rêve. On attendait.
Alvare décida que Pessoa, dans sa quête absolue de la beauté du monde, avait été un parfait abri pour cette fleur. II le plaça délicatement au côté des "Rêveries du promeneur solitaire" de Rousseau. Les deux livres semblèrent s'entendre: entre le comptable poète et l'herboriste misanthrope, une bien belle amitié de papier pourrait naître. L'intranquillité de Pessoa, la souffrance narcissique de Jean-Jacques : lequel de ces deux immenses fardeaux allait alléger l'autre? Les deux volumes maintenant soudés pouvaient désormais s'épauler. Il s'éloigna et regagna le velours bleu du fauteuil. I regarda sa bibliothèque, baignée dans la lumière des années soixante de ce coin de salon. Cette projection de lui-même qui le rassurait et l'ancrait.
Avec la classe de primaire 2° année de l'école Lambert- Closse. tout avait assez bien commencé. Les élèves, main sur l'épaule du camarade qui cheminait devant eux, semblaient comme effrayés à l'idée d'effleurer une plante. Lorsque Alvare, près du panneau de contrôle, leur expliqua comment modifier l'environnement de la serre, il ne put s'empêcher de sourire en les voyant muets face à lui, les épaules rentrées, blottis tels une colonie de manchots empereurs couvant leurs œufs. L'enseignante, quant à elle, s'émerveillait et hochait la tête avec admiration à chacun de ses mots. Il était sensible à leur réserve. Eux découvraient un monde sans arriver en conquérants. IIs n'avaient à gagner de l'heure passée ici qu'un temps hors des murs de leur école. Alvare parcourait le groupe du regard:y en avait-il un ou une qui, comme lui à Lisbonne, allait se souvenir de ce délicieux moment en t-shirt, au cœur d'une chaleur moite qui faisait oublier 1'hiver ? Peut-être celle qui, rompant les rangs, s'attardait en arrière, et avait caché dans ses poches deux fraises encore vertes..
Une existence sans lutte: voilà au fond ce que la serre offrait à ses plantes, et lui-même se plaisait dans la douceur un peu moite de ce milieu humide et stable, sans surprise. Face à la mélancolie un peu vaine de l'expatrié volontaire, il lui restait ce refuge, où tout répondait à une logique simple, aisément contrôlable : nourrir ses plantes, les faire croître, pour qu'elles nourrissent à leur tour.
On s'inquiétait de savoir s'il se plaisait ici. Il répondait, un demi-sourire aux lèvres :
- Je me sens bien partout, vous savez, je suis comme mes plantes, je m'adapte.