Te souviens-tu des ruisseaux gonflés au printemps qui réveillent les terres et font frémir les ronces, des bêlements des moutons et des chiens qui aboient, des colonies de fous de Bassan accrochés aux pitons rocheux alentours du phare de South Stack, de l'alternance rassurante de ses feux, du grondement des tempêtes, du vent qui couche les arbres et accable les corps, du défilé prodigieux des nuages qui courent dans le ciel nerveux ?
Te souviens-tu vieil homme, de tout ce que je vois, pendant que je te cherche ?
Les paysages urbains que nous traversons, et tout ce que nos yeux absorbent mécaniquement, les rues dans lesquelles nous promenons nos enfants, tout se sédimente. Et si tout est laid, uniformément laid, si rien n'est jamais possible à moins que ce ne soit laid alors c'est le champ des audaces qui se rétrécit, en même temps que celui des désirs.
Au XXIe siècle, qui se rappelle encore que l'avenir appartenait alors, non pas au banquier d'affaires, au héros de la téléréalité et au footballeur professionnel, mais aux ingénieurs de l'industrie des machines ? (page 95)
Après dix ans dans la marine, et dans la perspetive d'une vie terrestre nouvelle, il n'est pas improbable que tu te sois acheté une moto - une BSA peut-être, et pourquoi pas le modèle A65 puisque tu en avis les moyens.
Chevauchant cette belle mécanique, les haies de broussailles, les gras pâturages, les hameaux de pierre s'évanouissant au coin de tes yeux en nappes de couleur fondues dans la vitesse. Le glouglou profond du moteur réverbéré par le bitume te montait à la tête avant de s'élever jusqu'au ciel, et la fragile puissance de ton corps accouplé à la machine te procurait à chaque virage d'enivrants vertiges.
Tous les jours à l'heure où le soleil va s'éteindre dans la mer, tu fendais les prairies galloises parsemées de bosquets d'ajoncs et, au printemps, de tapis de fleurs mauves. Si la lumière était belle, tu t'arrêtais pour marcher jusqu'en l'un de ces points où la lande se brise en une roche noire et gibbeuse, là où la mer d'Irlande, sous l'effet d'un vent endémique, dessine un délicat liseré d'écume. Eventuellement les lièvres, ou quelque mustélidé, t'entendaient réciter les vers qui toujours s'écoulaient de toi en longs murmures mélodieux, jusqu'à ce qu'enfin, parvenu aux confins littoraux, ivre du grand air et de la solitude des lieux, tu t'abandonnes à déclamer à tue-tête une poésie du fond des âges, gagné par cette eurythmie qu'inspire le chant lancinant des eaux sauvages.
(pp.82-83)
C'est du ciel, avec le regard de Dieu ou du drone, qu'il faudrait contempler cette construction pour la saisir dans son envergure colossale, baignant dans une vaste étendue de parkings. A mon échelle, l'échelle humaine, qui est aussi celle des clients qu'elle avale journellement, cette prise de conscience est impossible. La profondeur, l'ampleur du mall, restent toujours virtuelles, alors même que l'on est en sa présence, que l'on évolue dans son ventre.
Voyager seule, c'est suspendre un temps cette lutte perdue d'avance pour sauver les apparence, et se ficher éperdument d'être vue. Cesser aussi d'être femme, ce corps visible, pour n'être plus que des yeux, ouverts sur les autres et le monde. Cesser de s'habiller, pour se couvrir seulement, s'effacer dans un vêtement fonctionnel, isolant, confortable. N'être plus qu'un déplacement, un mouvement. Voyager, c'est disparaître.
Les centrales atomiques, autant que je puisse en juger(et surtout ailleurs qu'en France), ont cette tendance à occuper des paysages somptueux, dans la mesure peut-être où leurs besoins convergent en partie avec ceux du tourisme romantique: à bonne distance des métropoles populeuses, elles aiment à s'ancrer dans des sols rocheux et stables d'où elles peuvent baigner leurs circuits dans l'eau d'une mer fraîche.
J'ai grandi sans savoir pourquoi cet homme qui pourtant avait aimé ma mère, qui pourtant m'avait tenue dans ses bras et n'ignorait donc rien de l'étendue de nos fragilités, pourquoi cet homme ne s'était pas engagé davantage pour nous protéger.
Il suffirait qu'en cet instant tu te lèves, que tu entrouvres les rideaux, et tu verrais là, sous le capuchon déperlant d'une parka noire, derrière les lunettes trempées d'une étrangère qui te ressemble, ce qui reste d'une histoire d'amour que tu as oubliée. Sous le gris de décembre, à l'extérieur de ta maison, hors le décor fat de ta senescence, je suis une ombre venue de loin, le souvenir d'une étreinte, le produit bien vivant d'un sentiment évolu, je suis les regrets étouffés, les remords enterrés, une revenante, là, sous tes fenêtres.
(p.237)
Voyage. Dans une valise, plier des vêtements pour le grand froid, des vêtements pour les tropiques, et des vêtements pour l'air conditionné. Un maillot de bain, des collants en laine de mérinos. S'imaginer des heures dans les avions - vêtements confortables. Serrant la main de gens en costume-cravate - vêtements de représentation. Marchant de longues heures dans des zones industrielles au bord des autoroutes - chaussures tout-terrain, tout climat, veste multipostes. Je fais le tour du monde, je suis journaliste.