J’ignorais pourquoi ma mère ressemblait si peu aux mamans des livres. Mes lectures brossaient toujours le portrait d’une personne tendre, rassurante, chaleureuse et généreuse, qui dorlotait ses enfants. La mère de mes rêves me fredonnait des chansons pour que je m’endorme, la tête au creux de son épaule. J’avais toutefois lu quelques contes de fées dans lesquels de méchantes mères ou belles-mères livraient les enfants à une mort certaine, dans les bois. Je me disais parfois que j’étais tombée dans ce genre d’histoire. Avec un peu de chance, ma mère m’ignorait, mais si j’avais le malheur de l’agacer d’une façon ou d’une autre – les raisons de sa colère demeurant pour moi un mystère – , elle m’assénait une claque si violente que j’en gardais la marque.
Les films nous avaient également appris qu’on ne pouvait pas s’éprendre de n’importe qui. À l’heure de se marier, il fallait se conformer au choix de ses parents. Un refus signait le déshonneur de la famille, or Mena et moi avions parfaitement compris qu’il n’existait pire sacrilège. Ceux qui osaient désobéir et s’enfuir après une union secrète avaient tout intérêt à disparaître très loin, car ils n’échappaient pas aux poursuites, voire aux représailles mortelles exercées par des gens spécialement payés pour laver l’honneur de la famille.
J’ai fini par prendre goût à la nourriture, non seulement parce que je n’avais pas le choix, mais aussi parce que je souhaitais plus que tout être aimée, ne plus me sentir indésirable vis-à-vis de mes frères et sœurs. Je recherchais avant tout l’amour de ma mère, dont chaque réprimande, chaque claque me paraissait le seul fait de mes erreurs, de mes provocations involontaires. Malgré tout, mon esprit d’enfant n’arrivait pas à comprendre que tous mes efforts et mon amour ne soient récompensés que par des injures et des coups.
Le mariage forcé est encore une réalité aujourd’hui. Des vies s’éteignent encore au nom de l’honneur. Je fais partie des chanceuses qui ont fui et survécu pour témoigner. Même si le gouvernement a sensibilisé la population à ce grave problème, davantage d’actions doivent être entreprises au sein des communautés qui admettent cette pratique.
Le travailleur social s’inquiète de voir les enfants de plus en plus anglicisées, ce qui rendra très difficile la réinsertion dans leur famille si celle-ci était à envisager.
Au cours des jours suivants, j’ai découvert le bonheur de se dévouer à quelqu’un. Accorder toute mon attention à mon fils et veiller sur lui me donnaient plus de joie que tout le reste. Cela me rappelait un peu l’époque lointaine où Amanda et moi jouions à la poupée, en plus important et gratifiant. En outre, la maternité m’aidait à me concentrer sur quelque chose de constructif, ce qui constituait, en soi, un changement considérable.
Ces livres me permettaient de m’évader du monde terrible dans lequel je vivais. Un monde où je ne trouvais ma place nulle part, ni à la maison ni à l’école. Un monde où personne ne faisait d’effort pour m’accueillir, où personne ne m’aidait à m’intégrer. Pour tenir, j’ai appris à ne rien attendre de la vie, mais j’ignore comment j’aurais survécu à ma nouvelle existence sans les livres.
La lecture représentait tout pour moi. Comme je restais dans mon coin, je ne me suis fait aucun ami à l’école. Au lieu de jouer, je me terrais dans la bibliothèque pour lire les histoires palpitantes d’enfants qui unissaient leurs forces pour prouver que les adultes avaient tort.
Mes souvenirs ne sont ni un réconfort ni un lieu de retraite ; ils sont une malédiction.
Je pouvais me remettre de beaucoup de mauvais traitements, mais pas de cela. Je n’étais qu’une petite fille, une petite fille qui ne voulait rien d’autre que ce qu’on refusait de lui donner : l’amour.