En laissant maison et parents, je ne savais ni où j’allais, ni ce que je ferais, ni ce que me promettait l’avenir. J’avais à peine dépassé quatorze ans, âge où l’on n’est guère sensible à la souffrance d’une séparation familiale. J’étais par ailleurs si content à la perspective de découvrir toutes ces choses nouvelles, d’entendre ces bruits encore inconnus à mon oreille, j’aspirais si fortement à la liberté qu’en quittant mon pays natal et les miens, je fus d’abord comblé d’une joie immense.
Cependant, une fois en route, l’inquiétude me gagna. Sur les quelques trois cents hommes qui partaient avec moi, je n’en connaissais aucun. J’étais très petit, presque plus petit que mon sac à dos. Partout je ne voyais que des visages inconnus. Je ne savais ni avec qui partager mes repas le jour, ni en compagnie de qui dormir le soir venu. J’avais entendu qu’il faudrait parcourir soixante li dans la journée pour atteindre un embarcadère où l’on prendrait un bateau en direction de l’aval. N’ayant jamais couvert auparavant une aussi longue distance, j’ignorais si je serais capable d’aller jusqu’au bout. A la maison, craignant que je ne prisse froid, on avait bourré mon sac de vêtements sans se douter qu’avant d’en ressentir le bénéfice, je succomberais sous leur poids.
Son ciel à lui, c'était la petite fille qui vivait à ses côtés: c'est grâce à elle qu'au lever du jour il se sentait la force de vivre, c'est grâce à elle qu'au crépuscule il ne songeait pas à mourir avec le soleil. Ses seuls amis étaient son bateau et son chien jaune, et son seul parent était cette petite-fille. (p. 10)
Emeraude, faute de pouvoir faire passer ses sentiments dans les mots, dans la pierre ou la couleur laissait son coeur s'abandonner aux rêveries les plus débridées. (p. 154)
Comme d'habitude, le crépuscule n'était que douceur, paix et beauté, mais tout être sensible au spectacle qui l'entoure eût éprouvé la même mélancolie: à cette heure les jours passés se muent en tristesse. (p. 123)
A cette heure, toute lumière et tout murmure avaient cessé, cédant la place aux ténèbres calmes et apaisantes. Seul persistait le rougeoiement sur l'étendue des eaux accompagné de son roulement sonore. Ce bruit et cette lueur étaient ceux du corps à corps que poissons et pêcheurs se livraient pour subsister dans le lit de la rivière. Ils existaient depuis tant d'années et dureraient encore toutes les nuits à venir. J'en pris conscience en regardant la cabine où ce son monocorde résonnait dans le silence. La scène que j'avais vue figurait le combat de l'être primordial avec la nature ; ce fracas et ce feu originels m'avaient conduit vers un passé vieux de quatre ou cing mille ans.
Le grand-père était plein d'entrain ce soir-là : de récit en récit, il en vint à évoquer la coutume des chants alternés pour laquelle, vingt ans auparavant, les gens de Chadong s'étaient rendus célèbres du Sichuan au Guizhou. Le père d'Emeraude était le meilleur chanteur de la région : il savait trouver toutes sortes d'images pour exprimer des sentiments mêlés d'amour et de haine. La mère d'Emeraude adorait chanter. Et avant même de se connaître, les deux jeunes gens s'étaient donné la réplique — l'un coupait des bambous à mi-pente tandis que l'autre manœuvrait le bateau sur la rivière.
« Et après ? demanda Emeraude.
— Après, ce serait trop long à raconter, répondit le grand-père. L'essentiel, c'est que leurs chants t'ont donné le jour. »
Chapitre 13.
Quand nous nous arrêtâmes, tout était tranquille. Les sons semblaient figés dans l'atmosphère glacée qui précède une grande neige. On n'entendait que le clapotis des vagues contre la coque - ce bruit donnait l'impression de ne pas être perçu par l'ouïe, mais par l'imaginaire. Après le repas du soir, les mariniers s'installèrent dans la cabine autour du poêle pour se réchauffer et sécher leur linge.
Emeraude, qui s'était d'abord opposé à ce projet, avait fini par accepter, mais le jour suivant elle changea encore d'avis: ou bien ils iraient ensemble, ou bien ils garderaient tous les deux le bateau. Le grand-père comprit qu'elle était partagée entre l'envie de s'amuser et l'affection qu'elle lui portait. (...)
Malgré toutes ces belles paroles, il était visible que la proposition d'Emeraude lui agréait, mais cela lui serrait le coeur de la voir si raisonnable. Comme il se taisait, Emeraude demanda : " Si j'y vais, qui te tiendra compagnie ?
-j'ai mon bateau pour me tenir compagnie", dit le grand-père. (p. 64)