Shion Miura

Majimé rentra chez lui en fin de journée après les obsèques. Il répandit avec tristesse dans l'entrée le sel qu'il avait apporté pour purifier la maison. Il aurait tant voulu que le professeur ne quitte pas ce monde ! (p. 263)

L’ouvrage qu’il avait pris sur les rayonnages était La Mer des mots, en quatre volumes. Ce dictionnaire, considéré comme le premier du Japon contemporain, avait été rédigé à l’époque Meiji par un seul homme, Ōtsuki Fumihiko. Il y avait consacré toute sa fortune et tout le temps dont il disposait : La Mer des mots avait été, dans tous les sens du terme, l’œuvre de sa vie.

- Daitokai, c’est à dire La Grande Traversée, le nom que nous avons choisi pour le nouveau dictionnaire que nous comptons lancer. Je voudrais que vous deveniez le responsable de ce projet.

Les mots sont indispensables à la création, pensa Kishibé, qui s’imagina soudain la mer qui recouvrait la Terre avant que la vie ne s’y installe, un liquide trouble, épais, visqueux. Cette mer, chaque individu la portait en lui. Et la vie ne naissait qu’après que la foudre des mots avait frappé la Terre. Tout comme l’amour et les sentiments, grâce aux mots qui lui donnaient une forme et la faisaient émerger

Le silence dans la pièce était si profond qu'il en faisait presque mal aux oreilles. (p. 215)

Mais j'ai l'impression d'avoir un peu changé depuis que j'ai commencé, grâce à mon travail, à réfléchir aux mots et à leur force, se dit-elle également. Depuis qu'elle avait pris conscience du fait qu'ils pouvaient servir non seulement à blesser les autres, mais aussi à les protéger, à leur parler, à créer des liens avec eux, elle avait appris à sonder ses propres sentiments, à analyser ses relations avec les autres, leur manière de penser.
Grâce à sa participation à -La Grande Traversée-, elle recherchait le vrai pouvoir que transfèrent les mots, et elle était en train de l'acquérir. (p. 213)

Répondre à la passion par la passion. C'était ce qu'il avait évité avec constance jusqu'à présent, parce qu'il trouvait l'idée embarrassante, mais maintenant qu'il avait décidé de le faire, il était surpris que cela lui paraisse enthousiasmant.

- Une subvention expose au risque de devoir rendre des comptes à celui qui l’a accordée. Et si le dictionnaire devient une question de prestige pour l’État, il est à craindre que les mots deviennent un outil de domination pour le pouvoir.
- Autrement dit, les mots, et le dictionnaire qui les contient, existent toujours à un endroit dangereux, coincé entre les individus et le pouvoir, la liberté individuelle et la domination publique ?

Les mots, et l'esprit qui les fait naître, sont libres, et n'ont rien à voir avec le pouvoir. Et il faut qu'il en soit ainsi. Un navire qui permettra à chacun de naviguer sur l'océan des mots à sa guise, voilà ce que nous essayons de faire avec La Grande Traversée. N'y renonçons jamais.

Il faut des mots pour partager et transmettre le souvenir que nous gardons de lui, de ses paroles. (...)
Les hommes ont inventé les mots pour avoir un lien avec les morts, et avec les générations à venir. (p. 268)

Quand il lisait, son manque de don pour la conversation n’avait aucune importance. Celle qu’il menait avec les livres était profonde et lui procurait du bien-être

- Vous avez peut-être lu dans les romans ce qu'est un triangle amoureux , mais il faut l'avoir vécu pour percevoir la douleur et la peine que cela apporte, continua le professeur, le visage grave. De la même manière que l'on ne peut écrire un bon article pour un mot qu'on ne comprend pas vraiment. L'important pour un lexicographe est de ne jamais cesser d'analyser le réel.

-La prudence guide le dictionnaire et le rend un peu conservateur.
Elle soupira.
- Parfois il me fait l'effet d'un vieux bonhomme obstiné.
- Majimé?
- Non, le dictionnaire! s'exclama-t-elle avant de se mettre à rire.

Les mots sont parfois impuissants. Araki et Mme Matsumoto n'avaient pas réussi à garder le professeur à leurs côtés malgré tous ceux qu'il lui avaient adressés.
Mais il est encore avec nous, pensa Majimé. Grâce aux mots, nous gardons dans notre coeur le plus important. (p. 268)

Les mots sont indispensables à la création (...)
Et la vie naissait qu'après que la foudre des mots avait frappé la Terre. Tout comme l'amour et les sentiments, grâce aux mots qui lui donnaient une forme et la faisaient émerger. (p. 223)

Les mots, et l'esprit qui les fait naître, sont libres, et n'ont rien à voir avec le pouvoir. Et il faut qu'il en soit ainsi. Un navire qui permettra à chacun de naviguer sur l'océan des mots à sa guise, voilà ce que nous essayons de faire avec La Grande Traversée. N'y renonçons jamais.

Les caractères se détachaient sur le papier qui avait une agréable nuance dorée, semblable à celle d'une belle soirée d'été. Majimé lut le mot akari, "lumière", et cligna des yeux pour ne pas laisser couler les larmes qui les emplissaient.

Cet ouvrage sera un bateau pour traverser l’océan des mots, annonça Araki avec le sentiment de dévoiler le fondement de son âme. Les hommes monteront dans cette embarcation qui leur permettra de rassembler les petits points de lumière qu’ils distingueront au loin. Pour transmettre aux autres ce qu’ils pensent le plus précisément, le plus correctement possible. Sans dictionnaire, nous ne pourrions nous lancer sur cette mer des mots qui nous serait incompréhensible.

Des gens qui ne disposaient que d'un temps limité se lançaient en ramant ensemble sur la vaste mer des mots. La traversée faisait peur, mais elle était passionnante. Il aurait aimé continuer à bord de ce bateau qui naviguait à la recherche de la vérité.

- Les gens qui rédigent des dictionnaires sont un peu hors du monde. (p. 247)