L'ethnologue et auteure, Solenn Bardet, présente sa première bande dessinée sur le peuple Himba chez la Boîte à Bulles en collaboration avec le dessinateur Simon Hureau. Nous avons profité de sa venue au festival de bande dessinée de Quai des Bulles de Saint-Malo pour lui poser quelques questions sur son album, son travail avec Simon Hureau et ses projets.
Les femmes sont comme de l'eau dans le désert.
Page 197 : « Et pourtant... Aujourd'hui, je veux faire mienne cette phrase de Karen Blixen : « Il y a des moments qui valent la peine d'être vécus, mais il faut savoir en payer le prix ».
Page 233 : « Peut-être n'avais-je pas encore accepté la terrible donne. Celle qui dit dans la vie, quoi qu'il arrive, on est seul. Savoir se libérer n'est rien ; l'ardu , c'est savoir être libre. Adolescente, j'avais recopié cette phrase de Gide sur un carnet. »
Page 234 : « Aujourd'hui, je me suffis assez pour ne rien espérer. Si l'on vient me rendre visite, je discute avec plaisir. D'ailleurs, je ne suis jamais seule. Il y a la nature. Le meilleur des compagnons. Elle propose sans compter, donne ce qu'on veut bien lui prendre, ne prend que ce qu'on veut lui donner. Toujours attentive à nos humeurs. Instants de satisfaction totale. Je n'ai pas de désir. »
Page 334 : « Les Himbas comparent le temps au cours d'un fleuve, dis-je pensivement. Le présent est l'eau qui coule à leurs pieds. Le passé est devant eux, l'avenir derrière, à la source, ou même avant la source, il n'existe pas. Chez nous, c'est l'inverse. On dit que l'avenir est devant, le passé derrière. »
Page 358 : « Beaucoup d'aventuriers désabusés aiment à dire que le voyageur prend, il apprend, mais qu'il ne laisse derrière lui que du vide. »
Page 361 : « Je crois que c'est parce que... Un proverbe himba dit que l'âme est comme le vent. Elle ne peut pas aller plus vite. C'est ce que les hommes se sont écriés quand ils ont vu le premier avion atterrir. Ils se demandaient si l'esprit du pilote avait eu le temps de le rattraper. Si tu ne prends pas le temps d'écouter le vent qui souffle en toi et te guide, si tu n'as pas la patience de l'attendre lorsqu'il traîne, tu risques de te perdre. »
Tout ce que je fais est observé dans le moindre détail et minutieusement analysé. C’est une sensation très étrange que d’être un objet d’étude. Comme si je vivais en permanence avec une multitude de miroirs autour de moi. Il y en a partout, dans tous les angles. Et tous reflètent une image différente. Avec certaines images, il est possible de jouer, c’est moi qui les crée, j’en ai conscience, et j’en décide vaguement les contours. D’autres images me laissent stupéfaite. Jamais je n’aurais pu les imaginer. Tous ces reflets de moi-même sont passés à travers un filtre dont la couleur et la texture me sont encore inconnues. Je commence à peine à en apercevoir le mécanisme. Les conclusions que les Himbas tirent de mes attitudes ou de mes actions m’apprennent quelque chose à la fois sur eux et sur moi. Cela me rappelle qu’ils possèdent un univers différent du mien. D’autres références. J’ai parfois tendance à oublier.
Il y a eu des sentiments, des affections, de l’amour, même, pour certains. Pour moi, c'est ce qui a le plus de valeur. Pour eux ? Beaucoup d’aventuriers désabusés aiment à dire que le voyageur prend, il apprend, mais qu’il ne laisse derrière lui que du vide. Les Himbas resteront sans doute beaucoup plus pour moi que je ne le serai pour eux, c’est une évidence. Ils m’ont forgée, construite, sans doute plus encore que je ne peux le comprendre aujourd’hui. Mais je ne peux pas croire qu’ils n’aient rien appris à notre contact. Quoi exactement ? L’apprentissage de l’autre, de la différence ? Si cela pouvait les aider par la suite à mieux comprendre, et donc mieux se protéger de cet autre monde qui arrive vers eux, tel un raz de marée. Rien qu’une goutte d’eau, une larme à ajouter dans leur barrage.
Après avoir été partagée, tiraillée, rejetée, dédoublée, manipulée, elle va enfin pouvoir se rassembler. Aujourd'hui, elle est Tulipamwe, et plus encore.
Thomas et moi en venons à fantasmer sur le métier de zoologue. Etudier les éléphants, ou même les chèvres. Là, au moins, pas de problèmes relationnels à gérer. Nous n’aurions pas à nous demander comment va réagir untel si l’on dit ceci ou cela, si l’on pose cette assiette à droite ou à gauche du feu. Mon esprit cartésien se rebelle contre tous ces codes qui régissent la vie quotidienne et n’ont d’autre utilité apparente que de cimenter l’univers social. Pourquoi peut-on faire sécher les peaux de chèvre sur le toit de sa case, mais pas les peaux de vache? Pourquoi les ânes et les chevaux n’ont-ils pas le droit de passer devant le feu sacré? Tout cela m’énerve. Je n’arrive plus à me contenter de l’incontournable cherche-pas-c’est-comme-ça. Instinct de survie ? Jusque-là, j’avais réussi à accepter toutes ces règles comme une évidence qui ne doit pas être perturbée. Comme si ma fatigue physique avait tiré une sonnette d’alarme pour faire germer en moi le désir de retrouver mes propres codes. Mon corps ne peut plus tenir trop longtemps comme cela. Il se rebelle. Il demande du repos, des repères.
Mais pour moi, cet homme, en dépit de son glorieux passé, a raté sa vie. L’aventure ne devrait surtout pas mener à ce qu’il est devenu. Pourquoi partir, si c’est pour finir désabusé et misanthrope, ne plus croire en rien et mépriser tout ce qui vous entoure? Je veux croire que le voyage est un chemin vers l’autre, vers la sagesse et vers l’amour.
Et puis, toi et Thomas, vous êtes pas pareils que nous avec les Himbas. On voit bien que vous êtes européens, vous avez pas vécu l’apartheid. Tu t’en rends peut-être pas compte, mais vous n’avez pas les mêmes barrières dans vos relations avec les Himbas. Vous êtes plus familiers, plus directs. Vous arrivez à mieux dépasser les différences et à vous mélanger. Nous, on a des problèmes avec ça. Depuis des générations, on nous apprend à garder la distance et à ne pas entrer dans le territoire de l’autre, soi-disant pour garder notre identité et notre culture. On est marqués, on n’y peut rien. Et quand on vous voit, comme ça, si à l’aise avec les Himbas…
Six jours seulement que je suis à Omirora. Et l’impression que je vis ici depuis des semaines.
Il ne se passe rien de particulier. Cependant, il y a quelque chose, dans ce village. Je ne sais pas encore quoi. Une évidence. Une vérité qui a décidé à ma place, sans même me consulter, que ma route s’arrêtait ici, que je n’avais pas à aller plus loin. Peut-être est-ce ce lieu, si retiré. Peut-être est-ce le rythme de vie, si lent. Sans doute plutôt sont-ce les gens. Des affinités. Des complémentarités. Un heureux hasard qui nous a placés sur le même chemin, pour quelque temps.
La peau récurée, les cheveux soigneusement brossés, vêtue d’un tee-shirt propre, je pars retrouver les rues d’Opuwo. L’impression de me mouvoir sur un coussin d’air! Tant de vie autour de moi. Tant de choses à remarquer, à observer, dans chaque recoin. Est-ce mon regard qui a changé ? Je ne vois que des sourires sur les visages. Des regards joyeux et accueillants. Cette ville qui auparavant m’apparaissait comme un trou d’ennui est devenue un hymne de grâce à la vie.