Citations de Thierry Lenain (117)
La scène vieille de vingt ans, mais jamais cicatrisée, se rejoue seconde par seconde devant elle, projetée sur l'écran de ses yeux. L'institutrice décrit en sanglotant le drame auquel elle assiste, spectatrice adulte de son histoire d'enfant. Elle l'appelle 'il". Elle se nomme "elle". Il referme la porte. Elle est contre la baignoire. Elle parle si bas qu'à peine prononcés les mots se noient dans les larmes qui ruissellent sur ses lèvres.
Sarah n'a pu que refermer les yeux pour retenir ses larmes.
Cette fois-là, le professeur n'a rien exigé d'autre. Pourquoi l'aurait-il fait ? Sarah était maintenant prisonnière. Nul besoin de cachot, de porte ou de chaînes. Sarah était enfermée à double tour à l'intérieur d'elle-même.
Jamais la ville n'a été en proie à un tel hiver. Le gel la paralyse. On pourrait imaginer l'aube d'une nouvelle ère glacière. Une chute brutale d'encore quelques degrés, et chacun se retrouverait figé à jamais. L'histoire de chaque individu serait ainsi réduite au bref moment de bonheur ou de douleur vécu à cet instant précis. Les heures et les ans s'écouleraient, mais le temps n'y pourrait plus rien.
Au milieu de la nuit, le professeur de dessin regagne son domicile. Il est satisfait. A Paris, une galerie d'art en vogue expose ses œuvres les plus récentes. La série d'aquarelles intitulée "Petite fille nue endormie dans un vieux fauteuil" a suscité de nombreux commentaires admiratifs.
[Cette citation pour la révolte qu'elle entraine en moi : le peintre est le pédophile qui détruit Sarah, et ses œuvres subjectives sont plébiscitées...]
Il pense à l'enfant studieux qu'il était. Sa gorge se noue. Il se souvient combien il souffrait du silence asphyxiant de ses parents, combien il a maudit ce silence. Il en est prisonnier aujourd'hui encore. Jamais il n'est parvenu à le briser. Même pour cette enfant qu'il a désirée. Même pour cette enfant qu'il aime. Il se hait souvent pour ça. [Pensées du père de Sarah]
Mais cette coupe de cheveux... Ils étaient si longs, si beaux. Sarah donne l'impression d'avoir voulu se déguiser. Ou s'abîmer. [pensées de l'institutrice]
Elle s'enferme dans sa chambre. Une chambre trop petite, encombrée d'un bureau et d'une armoire. Sarah ne quitte pas son manteau. Elle se campe face au lit. Ses bottes mouillent le tapis. La fillette fixe sa poupée et ses traits se figent jusqu'à ce que, dans la pénombre, l'immobilité de l'une réponde étrangement à celle de l'autre. Quelques minutes s'écoulent, Sarah saisit brusquement son effigie. Elle la déshabille et l'allonge. Les paupières aux cils synthétiques se ferment. Sarah sort un briquet d'un tiroir. Elle l'allume. La flamme se reflète dans ses yeux. Elle l'approche sans hésitation du ventre de la poupée. Le plastique noircit et ramollit. Avant qu'il ne durcisse, Sarah appuie l'extrémité de son doigt sur la blessure. L'empreinte de son index s'y inscrit. Elle sert alors la poupée meurtrie contre sa poitrine.
- Il ne faut rien dire... sanglote-t-elle.
La porte d'entrée claque à cet instant. La voix coléreuse de sa mère retentit :
- Sarah, tes chaussures !
Sarah ne grelotte pas. Elle est insensible au froid comme à la foule qui se presse autour d'elle et la bouscule. Le visage blême, Sarah marche. Ailleurs. Nulle part. Absente de son corps mécanique qui frôle les murs. Son image s'évanouit dans les vitrines des magasins. Sarah n'est qu'une ombre. L'ombre d'une enfant que personne ne remarque. L'ombre d'une enfant qu'on efface, et qui peu à peu disparaît.
Cette histoire commence avant les premières pages. Elle s'achèvera, comme tant d'autres, au-delà des dernières. Sans doute jamais.
Qu'est ce que tu veux pour jamais être son amoureux ? Romuald hésite, puis répond:
- [...] Tu sens, papa? Tu sens toutes ces odeurs, tous ces parfums? Ça fait tourner la tête... Tu sens, papa?
- Mais... Marion...
- Tous ces gens partout... Regarde, papa! Et toutes ces couleurs partout, regarde! ...
- Mais, Marion, tu es là-bas, de l'autre côté de la terre! ... Et je suis au téléphone!
Un jour quand j'étais petit, mon père m'énervait tellement, je l'ai tué avec mon pistolet. Pan ! Normalement mon pistolet ne tuait pas, mais là oui. Mon père est tombé par terre. Il avait les yeux fermés. Il ne bougeait plus. Il était mort. (p. 5)
A aucun moment tu ne lui as donné ton corps. A aucun moment. Il te l'a volé, Sarah. Il te l'a volé. (p.77)
Je me dis que non vraiment, ils ne pouvaient plus vivre ensemble. Mais ils pourraient faire un effort maintenant. Sinon à quoi ça sert d'être séparés ? C'est juste pour arrêter de crier tous les jours ? Ce n'est même pas pour s'entendre un petit peu ? (p.36)
L'enfant vit les larmes. Il se dit il faudra apprendre à s'enlacer, à ne pas avoir peur des baisers. Il faudra apprendre à dire je t'aime même sans l'avoir jamais entendu.