En réalité, ce n'est pas plus redoutable que cela. La rencontre. Le moment où l'on se projette en avant dans la vie. Et où l'on dit "je te veux". Le moment où le hasard s'arrête, où l'on prend position dans le monde autour de soi et où l'on demande à quelqu'un d'autre de nous accueillir. Le moment où deux bulles de savon brisent le miroir pour ne faire qu'une. Ce n'est pas pendant le premier baiser que cela se produit, ni au cours d'une relation sexuelle, ni même quand on tombe amoureux. C'est dans la seconde terrifiante où l'on a la folie d'affirmer que, par notre présence, on a quelque chose à donner à une autre personne.
[...]Annette pensait qu'il était sans limites, ce sont les mots qu'elle avaient utilisés, sans limites, un monstre, insensible aux tonalités hautes et basses de l'amour. Il aimait mal, trop, trop peu, faussement, confusément, disait-elle. Ça l'effraye. Que l’amour, la solidarité, le désir, la haine, le sexe, la proximité et la solitude puissent être pareils et à la fois différents. Qu'il puissent considérer le corps de sa fille comme étranger et le détester. Qu'il puisse considérer le corps d'une femme comme le sien et l'aimer. Comment peut-il aimer une fille qui est devenue une femme qui est devenue un monstre ? Comment peut-il aimer une fille qu'il connaît, qui est devenue une femme qu'il ne connaît pas, qui est comme lui ? Est-ce qu'aimer ses enfants, ce n'est que s'aimer soi-même sous une autre forme, meilleure ou pire ? Et pourquoi l'aime-t-il plus maintenant qu'elle ne peut plus être aimée ?
Il se passe un moment avant qu'il comprenne ce qu'elle dit. Qu'il comprenne ce qu'elle veut dire. Ce ne sont que des mots. Mais les mots peuvent être plus méchants que des gestes . Plus prémédités, plus manipulateurs et plus dépourvus d'humanité. ( p 119 )
On pourrait croire que la tristesse vient des choses qui se sont passées. Que les événements apportent la douleur, que la tristesse est la blessure de l'esprit. Mais ce qu'elle lui a dit dans la nuit lui fait l'effet opposé. La tristesse est une absence. L’espoir déçu de quelque chose qui aurait pu être, mais ne s'est pas produit. Tout ce qui ne s'est pas passé, tout ce qu'ils avaient manqué, c'était le pire.