Lily Guillard, éditrice chez Philippe Rey nous présente le second roman de Valentin d'Urbano "Acquanera"
Parfois, on oublie les choses qu’on a vécues. On les laisse de côté parce qu’elles semblent infantiles, absurdes, et on les abandonne, on les refoule. Puis un événement vient les ramener à votre mémoire. Et la vision de la réalité se modifie.
C’est une sorte d’étang. Son eau est claire, inerte. Mais si l’on jette un caillou dedans, elle s’agite, se remplit de terre, se trouble.
Cette terre qui salit l’eau était là, immobile, avant qu’une main décide de la faire remonter à la surface. Mais ça ne durera pas, bientôt tout rentrera dans l’ordre.
C’est un cycle.
Quand meurt celui qu'on aime, quelque chose vous saisit au ventre et vous retient. Pas le cœur, non, les battements cardiaques ne changent pas, le sang circule, la poitrine est indolore, le pincement au cœur n'est qu'une invention de ceux qui écrivent des romans-feuilletons dans l'hebdomadaire du jeudi.
Le douleur qui vous plie en deux concerne l'estomac.
Elle ne fait pas mal comme un coup de poing, c'est pire. Elle part de l'intérieur, vous égratigne la gorge, vous noie les entrailles et referme tout.
Rien ne vous réchauffe (...) quand vous vous égarez.
C'était peut-être le milieu qui nous avait produits. On avait peut-être ça dans le sang. C'était peut-être les gens qu'on fréquentait, l'ennui, l'absence de buts. Le certitude de ne pas pouvoir évoluer, la prise de conscience de l'inéluctable. Dehors, les années se succédaient, et le monde changeait. Au fond de nous-mêmes, on restait figés.
On n'avait pas de raison de vivre, on n'était pas capables d'en trouver une. On vivait, un point c'est tout.
Le ciel est bleu et froid partout, pensai-je, dans n'importe quel endroit du monde. Quel que soit le lieu, on porte en soi ce qu'on possède.
On n'a besoin que de son corps, il abrite toutes vos déchirures, toutes vos cicatrices. Les amours qui vous rejettent et celles que vous vous êtes construites pour avancer.
C'est en soi que réside ce qu'on a, pas dans les êtres ni dans les objets qui vous les rappellent.
C’est la méchanceté des gens qui empoisonne, pas l’eau-de-vie.
Ne reste pas là à pleurer sur ma tombe.
Je ne suis pas là, je ne dors pas.
Je suis les mille vents qui soufflent.
Je suis l'étincelle diamant sur la neige.
Je suis la lumière du soleil sur le blé mûr.
Je suis le crachin d'automne.
Quand tu te réveilles dans le matin calme ...
Je suis les étoiles qui brillent la nuit.
Ne reste pas là à pleurer sur ma tombe.
Je ne suis pas là, je ne dors pas.
(Chant navajo)
Je suis née dans une famille étrange, une famille de femmes.
Je suis née par la volonté de ma grand-mère Elsa, qui s'opposa de toute ses forces à ma mère. Onda n'avait que dix-huit ans et elle aurait bien aimé se débarrasser de moi.
Je vins au monde par une nuit de mars, après seize heures de travail. Ma grand-mère appela une sage-femme qui travaillait de l'autre côté de la vallée et n'avait rien à voir avec Roccachiara, qui ne connaissait personne au village et n'aurait donc pas répandu d'inutiles bavardages.
[....]
Je reçu le prénom de Fortuna, qui signifie "chance".
Un prénom étrange, fruit de la décision d'Elsa une nouvelle fois. Sans doute lui parut-il approprié, sans doute crut-elle qu'il me porterait bonheur.
Née dans une telle famille, j'avais effectivement un besoin désespéré de chance.
Pendant quelques minutes, Onda contempla, incrédule, la porte close. Elle sentait que des yeux intrigués l’épiaient des fenêtres voisines et elle fut envahie par une rage sourde mêlée de honte. Mais aussi par une sensation plus enracinée et plus secrète, comme un fardeau amer pesant sur sa langue.
Elle aurait voulu insulter la femme qui l’avait traitée comme un chien errant, flanquer un coup de pied à la porte ou briser l’un des pots blancs qui décoraient l’entrée. Mais elle était incapable de faire le moindre mouvement.
Ces désirs lui enflammaient la tête, et son impuissance la blessait. Les gens qui croyaient en ses dons avaient peur d’elle. Ceux qui n’y croyaient pas la chassaient en l’accusant de mentir.
Ballottée de part et d’autre, elle ne savait à qui donner raison.
Je le regarde prendre des ciseaux dans un tiroir. Je regarde la lame fendre le papier.
Je ferme les paupières. J'entends les ciseaux.
Un bout de la photo atterrit à mes pieds. Sur le sol, je découvre mon visage, mon visage qui ne me regarde pas.
Maintenant il n'y a plus que moi.