Les Indiens s’assirent parmi nous, et la grande douleur et pitié qu’ils éprouvèrent en nous voyant dans un tel sort fit qu’ils se mirent tous à pleurer fortement et pour de bon, tellement que de loin on pouvait les entendre, et cela leur dura plus d’une demi-heure ; et de voir que ces hommes si dépourvus de raison et si rudes , tels des bêtes, nous manifestaient une telle compassion, cela chez moi et chez d’autres de notre groupe ne fit qu’accroitre encore notre souffrance et la considération de notre malheur.
Nous qui nous en étions tirés, nous étions nus comme à notre naissance et avions perdu tout ce que nous avions, et même si tout cela valait peu, pour le moment cela n'avait pas de prix. Et comme alors on était en novembre, qu'il faisait très froid et qu'on aurait pas eu beaucoup de mal à nous compte les os, nous étions devenus la vraie image de la mort. En ce qui me concerne je peux dire que depuis le moi de mai je n'avais rien mangé d'autre que du maïs grillé, et parfois je m'étais vu dans l'obligation de le manger cru; car bien qu'on eût tué les chevaux pendant qu'on faisait les barques, je n'avais pour ma part jamais pu en manger, et je n'avais pas dix fois mangé du poisson. Je dis cela pour éviter les longs discours, pour que chacun puisse se rendre compte dans quel état nous étions.
Ils (ndr : les Indiens) nous racontèrent aussi comment, d'autres fois, des chrétiens avaient fait des incursions dans le pays ; ils avaient détruit et incendié les villages, emmené la moitié des hommes, toutes les femmes et tous les enfants, et ceux qui avaient pu leur échapper étaient en fuite.
Les voyant si effrayés, n'osant s'installer nulle part, et ne voulant ni ne pouvant semer et labourer la terre, mais bien déterminés au contraire à se laisser mourir, estiment cela meilleur que d'attendre d'être traités aussi cruellement qu'ils l'avaient été jusque là, et manifestant le plus grand plaisir de notre présence, nous craignions pourtant qu'arrivés chez ceux qui tenaient la frontière avec les chrétiens et étaient en guerre avec eux, nous fussions maltraités et qu'on nous fit payer les agissements des chrétiens contre eux.
Mais comme Dieu Notre Seigneur voulut bien nous mener jusqu'à eux, ils se mirent à avoir peur de nous et à nous respecter comme les précédents, et plus encore même, ce qui ne nous fut pas une mince surprise ; où clairement l'on voit que tous ces gens, pour être amenés à se faire chrétiens et à obéir à sa Majesté Impériale, doivent être bien traités, c'est la voie la plus sûre et il n'en est point d'autre.
(Ndr : Cette réflexion de Sieur Cabeza de Vaca intervient dans sa relation après la description de plus de 9 ans de pérégrinations et survie au milieu des Indiens, où ils sont devenus des sortes de "chamanes blancs"...)
Depuis l'île de Malhado, tous les naturels que nous vîmes ont pour usage de ne pas coucher avec leurs femmes à partir du moment où elles sentent qu'elles sont enceintes. Les mères allaitaient leurs enfants jusqu'à l'âge de douze ans: alors ils sont en état de se procurer eux-mêmes de la nourriture. Nous leur demandâmes pourquoi ils les élevaient ainsi, ils nous répondirent que c'était à cause de la rareté des vivres.
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Le lendemain matin, à la pointe du jour, on vit un grand nombre de canots montés par une multitude de gens de guerre qui arrivaient précipitamment de l'autre côté du lac; ils jetaient de grands cris, faisaient des signaux avec leurs arcs et leurs flèches, les élevaient en l'air pour nous faire comprendre qu'ils étaient entrés en campagne.