Un chemin que nous faisons seul nous semble long et ennuyeux. Si nous parcourons ce même chemin à deux, en discutant, nous voudrions qu'il se poursuive indéfiniment.
Kyoichi KATAYAMA (1959- )
dans: "Un cri d'amour au centre du monde (2005)"
Il est tout à l'honneur d'un édifice d'être classé, mais c'est une chose dont les gens qui l'habitent n'ont vraiment aucune raison de se féliciter.
Je devais me rendre à l' évidence : Aki avait disparu. J'avais perdu Aki. Tout ce qu'il y avait à voir n'existait plus pour moi. L' Australie pas plus que l' Alaska, la Méditerranée pas plus que l' océan Antarctique. Où que j' aille dans le monde, cela aurait été pareil. Quelle que soit la beauté du paysage, si splendide soit le panorama, je n'aurais pas pu être ému, j'aurais été incapable de les apprécier. La personne qui me donnait le désir de voir, cette personne avait disparu. Elle ne reviendrait pas vivre avec moi.
J'ai eu dans le creux de la main une poudre blanche, froide au contact. Je ne savais pas ce que c'était. Et même si mon cerveau savait ce dont il s'agissait, toute mon âme se hérissait pour refuser l'évidence. Me rendre à cette évidence, c'eût été signer ma destruction. Mon cœur serait tombé en poussière, comme un pétale gelé auquel on applique une simple chiquenaude.
J'ai entendu la voix de Mme Hirose :
- Au revoir, Aki.
De la cendre blanche s'est échappée des mains des parents d'Aki. Elle a été emportée par la brise et s'est dispersée dans le désert ocre. Mme Hirose pleurait. Son mari l'a prise par l'épaule. Il l'a entraînée sur le chemin du retour. Je ne bougeais pas. Il me semblait que ce qui s'éparpillait ainsi sur cette terre rouge, c'étaient des morceaux de moi-même. Pas plus que la cendre, je ne pouvais espérer les récupérer et les réunir.
Extrait d' "Un cri d'amour au centre du monde"
Je fus alors saisi d'une certitude terrible. Aussi longtemps que je vivrais, je ne voulais pas être plus heureux que maintenant. Je ne voulais aspirer qu'à une chose: tenter de conserver ce bonheur précieusement aussi longtemps que possible. Car j'étais effrayé par ce que je ressentais. Si la quantité de bonheur attribué à chacun d'entre nous est limitée, alors j'étais peut-être en train de dépenser la part de toute ma vie.
L'amour que je lui portais avait autant d'évidence que le fait indubitable de ma propre existence.
Nous avons échangé un baiser au moment même où les dernières traînées du jour s'effaçaient à l'horizon. Nous étions restés un moment les yeux dans les yeux. Nos lèvres se sont jointes spontanément lorsque nous avons pris conscience de l'invisible consentement qui était monté en nous. Les lèvres d'Aki avaient un goût de feuille d'automne. Peut-être était-ce dû à l'odeur des feuilles mortes que l'homme en pantalon blanc faisait brûler dans la cour du temple.
Une vie menée dans la solitude est une vie longue et ennuyeuse. Lorsque nous la menons à deux, le moment de nous séparer survient sans que nous ayons vu le temps passer.
Pendant l'incinération, alors que le saké était servi aux adultes, je suis allé faire les cent pas dans l'arrière-cour du bâtiment, qui était à proximité immédiate de la montagne. Le talus était couvert de plantes brunes desséchées par le froids. De la cendre noire avait été jetée à un endroit qui semblait être utilisé comme dépotoir. Tout était calme, on n'entendait ni voix humaine, ni cri d'oiseau. Mais dans le silence, j'ai fini par percevoir le ronronnement discret du four. Sous le coup de stupeur, j'ai levé les yeux vers le ciel. La cheminée de briques rouges s'y découpait et de la fumée s'échappait de son orifice carré souillé par la suie.
J'ai été saisi d'un sentiment d'étrangeté. Je contemplais, s'élevant paisiblement dans le ciel d'hiver, la fumée produite par la combustion du corps de la personne qui m'était la plus chère au monde. Je suis resté planté là un long moment, à suivre des yeux son ascension. Elle s'élevait en variant du noir au blanc. A la fin, elle prenait une teinte grise qui se confondait avec les nuages. Lorsqu'elle s'est volatilisée complètement,, mon cœur est devenu parfaitement vide.
Le temps passait atrocement vite. Le bonheur était comme ces nuages qui se transformaient à chaque instant, passant du scintillement de l'argent à la grisaille de la cendre sans jamais se fixer dans un état, quel qu'il soit. Même les moments les plus lumineux de la vie n'étaient pas moins passagers qu'un caprice, pas moins éphémères qu'un jeu d'enfant. Ils s'évanouissaient avec la rapidité de l'éclair.