« Tenez, prenez-en autant que vous voulez, mes chéris, mangez, mangez, c’est bon pour la santé ! » Cet élan est le plus féminin, le plus sincère, le plus russe qui soit : donner ce qu’on a volé, mais sans regret, comme on donne ce qui est à soi – et alors le butin devient propriété légitime.
Karabas, c’est comme une fosse : c’est facile de tomber dedans, mais c’est dur, sinon carrément impossible, d’en sortir. C’était vrai pour les zeks, vrai aussi pour les militaires qu’on exilait, qu’on cachait dans la steppe quand le régiment les mettait au rebut
Quand on marche, surtout la nuit, dans les méandres des couloirs de l'hôpital, on dirait qu'on est à l'intérieur d'un cerveau gigantesque - un cerveau mort.
Sur le brancard, le défunt prenait ses aises. Deux pieds dépassaient de la couverture de laine. Ce pied... ces pieds, impossible de ne pas les regarder. Chacun d'eux (oui, chacun séparément) avait quelque chose d'autoritaire, de fort, d'impérieux même. Aliocha, soumis, les regardait sans détourner les yeux ; les gens qui se noient, déjà entrainés vers le fond, tendent encore convulsivement la main hors de l'eau mortelle, couleur de plomb... Et de sous la couverture-linceuil, elle aussi couleur de plomb, chaque pied jaillissait comme un cri d'agonie et écarquillait ses gros doigts courts qui n'auraient pu s'aggriper à rien, Le banquet du neuvième jourmême s'ils l'avaient voulu.
"Le banquet du neuvième jour"
Une petite fille dont la mère vient d'être opérée demande : "Ma maman, elle va vivre du début à la fin ?"
- L'armée, elle m'a laissé deux cicatrices sur le corps, et puis on m'a cassé les dents de devant. Mais je ne lui en veux pas, à l'armée. On me battait, mais je pense que c'était juste. Premièrement, je suis Ouzbek, et chez les Ouzbeks, il y en a beaucoup qui sont bouchés, ils ne comprennent que quand on tape dessus, alors on les envoie dans les bataillons de construction. Deuxièmement, si on ne m'avait pas battu, je n'aurais jamais rien fichu. Ceux qui m'ont battu, je les respecte, moi je respecte les gens forts.
- Un Ouzbek ! Un Ouzbek ! riait Matiouchine, content de savoir le nom, et il lui tapait sur l'épaule. Alors, raconte-moi ! Je t'écoute ! - il trouvait agréable de l'écouter, ça faisait comme un petit vent frais.
Mais cette fourmi, elle est des nôtres: elle est comme tout le monde, elle galère.
Tout fout le camp, tout périclite - mais le vigile s'est installé partout.
On avait déclaré la liberté comme on déclare une faillite - mais les zones protégées se multipliaient à chaque pas. Les jardins d'enfants. Les hôpitaux. Les écoles. Les magasins. Les endroits les plus paisibles et les moins militaires. Seules les églises n'avaient pas encore leur système de gardiennage mais le temps viendrait bientot où, même là, il y aurait des portiques pour détecter les métaux jusque dans les poches - et des vigiles.
Tous vivent au qotidien selon cet ordre qui dépasse l'entendement, et ils survivent, chacun surmontant ses propres obstacles, remportant on ne sait quelles victoires personnelles, se renforçant en tant qu'individu, c'est-à-dire développant en soi, comme un muscle, l'être humain - cette créature qui doit, par tous les moyens pensables et impensables que lui a donnés la nature, trouver une issue aux situations qui seraient désespérées pour toute autre créature vivante ou non, quand, disons, aucun animal ne résisterait et mourrait, une pierre se fendrait, l'eau, le feu, la terre et le reste seraient anéantis.
Mais enfin, que peuvent faire deux frères, sinon partager ?