Officiellement, la division observait un régime sec, mais n'importe quelle bleusaille était en mesure de se procurer de la gnôle. Il suffisait d'avoir des économies en afghani pour acheter de la kimichevska -l'alcool de contrebande local- au dukhan. Les anciens du magasin construisaient des appareils de distillation et fabriquaient du tafia qu'ils arrangeaient avec des abricots secs. On concoctait aussi de la bière maison en la corsant avec du carbure. Certains buvaient de "l'épée", de l'éthanol destiné aux avions, qu'on modifiait. D'autres fabriquaient du tchifir. Pour les soldats, s'envivrer, c'était à la fois se détendre et prouver sa vaillance, et cela n'empêchait pas les unités de rester promptes à se battre.
- Les soldats les plus féroces des temps anciens, c'étaient les Vikings berserkers, expliqua un Sergueï ivre. Avant de se battre, ils buvaient de l'eau-de-vie d'amanites tue-mouches. Pas pour se donner du courage, mais pour avoir plus de force. Les basmatchis, eux, fument du shit pour se donner du courage. Il arrive aux nôtres de se griller un pétard avant de combattre, mais c'est minable.
Sergueï aimait contrevenir non pas à la loi ou au règlement militaire, mais au bon sens, à l’expérience et à l’instinct de conservation, pour que la destinée elle-même fasse exception en sa faveur.
Ne te rase jamais avant de partir au combat. Ne te fais pas prendre en photo. Ne serre pas la main pour dire au revoir. Ne dis jamais : « je vais », toujours : « on m’envoie ». Ne dis jamais : « le dernier », toujours : « le plus éloigné ». Ne copine pas avec ceux qui étaient volontaires pour venir en Afghanistan, la mort les tient à l’œil. Procure-toi une mitraillette qui a déjà servi à tuer, elle a goûté au sang, elle ne te trahira pas. Tout ça, c’est pas des balivernes. Ça rend vraiment service.
L’idée afghane, cela signifie qu’on défend nos droits ici, comme on a défendu notre vie en Afghanistan. Tous ensemble. Par la force.
Ça s’appelle le « syndrome du bonheur différé ». L’homme se gâche la vie avec des soucis continuels, en se promettant d’en venir à bout, puis de se reposer. Mais cela ne se produit jamais. Ce moment-là n’arrive pas. Et il n’y aura jamais de réincarnation non plus. C’est soit ici et maintenant, soit jamais et nulle part.
Adieu, bandits et banquiers, le temps des escrocs et des flics était arrivé. Le monde était pris dans les filets d’Internet. Les gens se mirent à se parler via des téléphones portables et on ne put bientôt plus comprendre comment on parvenait à se débrouiller autrefois sans eux. Guerman déjeunait désormais dans des fast-foods et payait les services qu’il recevait en introduisant une carte dans une « babasse » ; on n’avait même pas eu le temps de baptiser ces consoles dotées d’un écran et d’une fente pour les billets.
En Afghanistan, on était des frères de l’Union soviétique et on combattait pour ça. Et en Union soviétique, on est des frères d’Afghanistan et on fait des affaires.