Les fleurs de mai de Ventadour / William S.Merwin en français
Entretien entre l'écrivain américain William Stanley Merwin à propos de son livre The mays of Ventadorn et Luc de Goustine son traducteur (Les fleurs de mai de Ventadour, éditions Fanlac). Interview réalisée en mai 2006.
Merci après-midi de ma vie
en cette fin de saison sans âge
merci pour mes fenêtres au-dessus des rivières
merci pour le véritable amour que vous m'avez apporté
quand il était grand temps et pour les mots
qui sortent du silence et me prennent par surprise
et m'ont porté à travers le jour clair
merci pour les amis et leurs longs échos
Un matin d’automne
Ici tard en septembre
je puis rester avec les fenêtres
de la salle de pierres grandes ouvertes
sur les branches de prunier encore vertes
au dessus des deux champs dénudés à présent
fraîchement labourés sous les noyers
et observer l’écran des frênes
et sous eux la rivière
et écouter le cri de la buse
sur la vallée embrumée
par dessus la bosse des bois
et les agneaux au pâturage
sur la pente et un pinson
quelque part au bas de la haie de prunelliers
et le silence du village
derrière moi et des années
Lettre à Su Tung-p'o
Presque mille ans plus tard
je pose les mêmes questions
que toi celles auxquelles tu as passé
ton temps à revenir comme si
rien n'avait changé que le ton
de leur écho s'aggravant
et ce que tu savais de la venue
de l'âge avant que tu sois vieux
je n'en sais pas plus à présent
que toi alors sur ce que tu
demandais quand je m'assois la nuit
au-dessus de la vallée silencieuse pensant
à toi sur ta rivière cette brillante
nappe de clair de lune dans le rêve
des oiseaux aquatiques et j'entends
le silence après tes questions
quel âge ont les questions ce soir
(P131)
Héritage
Près de mon coude sur la table
il gît ouvert comme il l'a été
une bonne partie de ces trente
années depuis que mon père est mort
et qu'il est passé dans mes mains
ce Webster's New International
Dictionary of the English
Language de 1922
sur papier indien qu'il m'était
toujours interdit de toucher
de peur que je déchire ou sait-on
que j'abîme ses pages fragiles
lourdes dans leur reliure
cette odeur sable mouillé
que de fines vagues survolent
quand ce fut imprimé il avait vingt-six ans
à peine étaient-ils mariés depuis quatre ans
il était pasteur de campagne
dans village à magasin unique et j'imagine
un homme venu à la porte un jour
démarcher pour ce beau dictionnaire
sur papier fin comme la bible
à un prix incomparable
et il semblerait que cela représenterait
une distinction rien que de le posséder
confirmant sur lui quelque chose
qu'il ne pouvait même pas nommer
à présent sa couverture est usée comme si
il avait été emporté en voyage
par les monts et déserts
de la terre mais il a été ici
prés de moi tout le temps
ce qui l'a ainsi effiloché
le disloquant le rongeant
toutes ces années
je sais que j'ai dû l'utiliser
bien plus que lui mais toujours
avec soin et réelle affection
tournant les pages patiemment
à la recherche des significations
(P65-67)
Un note venue des Cimmériens
Le temps que ça nous parvienne
nous ne pouvons rien en tirer
que des questions ou bien ça nous
transforme en pures
questions que nous sommes incapables
de ne pas poser
à commencer par
est-ce réel c'est à dire
est-ce authentique c'est-à-
dire est-ce de quelqu'un
pas l'un de nous et dans ce cas
comment le savons-nous et d'où
cela provient-il de quel pétale
de notre rose-des-vents ou de quelle
ère du cycle orbital
avant nous comme nous disons
dans la langue qu'on parle à présent
et pour qui cela fut-il inscrit
ou à qui est-ce adressé
maintenant ou cela parlera-t-il plus tard
en un autre sens et
est-ce une question même
ou l'envers d'une question
en avant ou à reculons
de notre point de vue et sommes-nous
censé croire qu'elles existent
en vérité ces formes d'antique
on-dit que personne n'a vues
en plein jour les Cimmériens
qui logent dans le noir absolu
dit-on ou peut-être vivent
de l'autre côté
(P73)
Habillement
Croire vient après
qu'il y eu de quoi se couvrir
qui peut croire
que nous sommes né sans
il elle ou ça hurlant
ravalant le premier souffle
d'une réflexion brute
crue et la tête la première
précoce mais déjà
guère originale
jusqu'aux derniers jours
et puis même au-delà
le corps dont nous
sommes dotés est plus
que ce qui le couvre
se garde couvert
par habitude d'habit
mot pour dire vêtement
par coutume
qui est une altération
du plus vieux mot costume
par convenance
qui dérive
d'un mot désignant
ce qui nous va
apparemment nous croyons
aux mots
et à travers eux
mais nous aspirons au-delà
à ce qu'on ne voit pas
ce qui reste hors d'atteinte
ce qu'on garde couvert
par couleurs et par tailles
nous sommes affamés
de ce qui hors de doute est cependant douteux
connu pour être différent
et nos tissus parlent
de différence
nous nous vêtons de différence
l'appelant nôtre
(P 53-55)
Jeunesse
Tout au long de ma jeunesse je te cherchais
sans savoir ce que je recherchais
ou comment t'appeler je crois que je ne
savais même pas que je cherchais comment
t'aurais-je reconnue en te voyant comme je l'ai
fait à chaque fois que tu m'es apparue
comme tu l'as fait nue t'offrant toi-même
entièrement à ce moment et tu m'as laissé
te respirer te toucher te goûter n'en sachant
pas plus que ce que je savais et seulement quand
j'ai commencé à pensé te perdre je t'ai
reconnue alors que tu était déjà
pour une part mémoire une part distance demeurant
mienne de sorte que j'apprenne à vivre ton absence
de ce que nous ne pouvons tenir sont faites les étoiles
(P79)
Un automne singulier
L'année où mes parents moururent
un l'été un l'automne
à trois mois et trois jours d'intervalle
je m'installai dans la maison
où ils avaient vécu leurs dernières années
elle n'avait jamais été à eux
et était encore à eux en ce sens
pour quelque temps
des échos dans chaque pièce
sans un son
toutes les choses que nous
n'avions jamais su dire
je ne pouvais me rappeler
collection de poupées
dans un cabinet chinois
assiettes empilées sur étagères
dentelles sur table à abattants
une branche sèche d'aigre-doux
devant un miroir d'entrée
tous étaient décidés à attendre
les portes vitrées de la maison
restèrent closes
les jours s'étaient refroidis
et dans les hauts noyers blancs
le flamboiement de l'automne avait commencé
de lui-même
je pouvais faire n'importe quoi
(P209)
Lot vacant
Il n'y avait que l'étroite allée entre nous
et nous vivions au bord de la longue parcelle poussiéreuse
de hautes ambroisies en ce premier été torride
et puis les feuilles au cœur du vieux peuplier chutèrent en berceau
dans la poussière de l'automne quand les hommes s'assemblèrent là
le temps d'un soir pour jeter des palets en l'air
vers les fosses à glaise d'en face et en hiver
la neige en congères montrait où le vent tourbillonnait
entre les maisons et j'observais le soleil descendre
loin au-delà par derrière la montagne
et la lune faire voile au-dessus du lot tard le soir
quand je m'éveillais d'un rêve de vol
et pourtant pas moyen d'imaginer ce lieu
comme il avait été si longtemps
avec le monde à lui avant qu'il y eût des maisons
quand des ours traînaillaient là sous leurs arbres familiers
maintenant nous disait-on elle appartenait
à la Compagnie de Charbonnage D&D et ils
n'en feraient rien que la garder
au cas où il faudrait forer
un puits d'urgence pour les mineurs
en détresse au fond là personne ne pouvait dire
à quelle profondeur mais parfois dans la nuit
totalement silencieuse nous savions que nous venions d'entendre
le coup sourd d'une explosion sous nos pieds
et la maison le savait les fenêtres tremblaient
nous guettions le tic-tac des pics dans le noir
(P41)
Note
Rappelle-toi comment l'âme nue
naît au langage et aussitôt connaît
perte et distance et croyance
alors pour un temps elle ne courra pas
avec son ancienne liberté
comme une lumière innocente de la mesure
mais prêtera l'oreille à la manière dont
une histoire en devient une autre
et tentera de dire d'où
elles ont émergé
et vers où elles se meuvent
comme si elles étaient sa propre légende
courant en avant des mots et au-delà
nue et ne se retournant jamais
(P 19)