Stephen Lloyd Jones

Mais après tout, peut-être que le vieillard était sincère ?
L’inconnu leva les yeux au ciel.
« La tempête va frapper d’un instant à l’autre, dit-il. Je me disais que si vous étiez seule, vous auriez peut-être besoin d’aide pour remettre en marche l’électricité. »
Hannah se força à prendre une décision. Elle ne pouvait pas faire confiance à cet inconnu. Mais s’il habitait vraiment une ferme du voisinage et qu’il était simplement venu aux nouvelles, elle ne voulait pas risquer d’éveiller ses soupçons. Plus que tout, elle avait besoin d’aide.
Il va falloir faire un choix, se dit-elle. Mon Dieu, faites que ce soit le bon.

Elle se dirigea vers la porte du cellier. Elle crut voir un mouvement et se tourna vers les fenêtres de la cuisine : il y avait quelque chose de l’autre côté de la vitre.
La lumière de la bougie avait transformé le verre en miroir, et Hannah avait du mal à distinguer ce qui se trouvait à l’extérieur. Derrière la fenêtre située à côté de la porte de la cuisine, un énorme chien l’observait, les pattes avant posées sur le rebord. Hannah s’arrêta au milieu de la pièce et croisa le regard couleur rouille de l’animal. Malgré le reflet, elle vit un poitrail puissant recouvert d’une fine fourrure.
Hannah resta immobile, jusqu’à ce qu’une nouvelle silhouette apparaisse derrière la fenêtre. Elle fit un pas en arrière, haletante : il ne s’agissait pas d’un deuxième chien, mais d’un homme.
Un vieillard. Au moins quatre-vingts ans. Très grand, et très maigre. Son visage n’était qu’un réseau de rides et de sillons. Il avait des cheveux blancs, coupés court, et ses joues creuses étaient recouvertes d’une barbe de trois jours. C’était ses yeux qui perturbaient le plus Hannah. Ils étaient verts, et ils scintillaient à la lueur des flammes des bougies. Dès qu’il vit Hannah, il s’immobilisa, et tous deux s’observèrent pendant de longues secondes sans bouger.

Le mercredi matin, il était arrivé à l’université en pensant à cette date butoir qui se rapprochait implacablement, tel le Minotaure fondant sur Thésée. Sa sacoche remplie de documents, de notes griffonnées et d’ouvrages spécialisés, il pénétra dans la bibliothèque de Balliol et se dirigea droit vers sa table, située à côté de la statue en bois de sainte Catherine. Chaque fois qu’il devait travailler à la bibliothèque, Charles prenait cette table. De là, entouré par les étagères remplies de livres, il avait vue sur la fenêtre en plein cintre ouvrant sur la cour, et il pouvait également voir le portrait de George Abbot, ancien archevêque de Canterbury et responsable avec quarante-sept autres personnes de la traduction de la Bible en anglais.

Hannah ressentit un picotement sous sa peau.
Comment avait-on pu les retrouver si rapidement ? Même son père ne savait pas où ils se trouvaient. Quelques heures plus tôt, il avait fait promettre à Hannah de ne pas lui dire dans quelle planque elle comptait se réfugier, afin de ne pas risquer de la trahir et de la mettre en danger.
Personne n’avait pu les suivre jusqu’ici, c’était impossible. Elle aurait repéré les phares. Ç’aurait été du suicide d’emprunter ces routes de montagnes tous feux éteints. Sauf si, bien sûr, celui qui les poursuivait (car elle était persuadée qu’il s’agissait d’un homme) n’était pas venu en voiture.
Il fallait qu’elle réfléchisse. Qu’elle agisse

Parfait. Maintenant, écoute-moi, Hann’. Je suis à peu près certain qu’il n’y a personne dans la maison. Mais on va quand même être extrêmement prudents. Tu vas conduire au pas, tous feux éteints. L’entrée du chemin n’est plus très loin. Si je me souviens bien, ça descend raide jusqu’au pont, et ensuite, c’est plus plat. On va se garer derrière la ferme, comme ça, personne ne pourra repérer la voiture depuis la route. »
Il marqua une pause et remua de nouveau sur son siège, ce qui lui arracha un autre gémissement.
« Prête ? » demanda-t-il.
Hannah expira bruyamment, puis hocha la tête.
« Oui, fit-elle. Récupère les jumelles. »

Dehors, il fit les cent pas en essayant de retrouver son calme. Plus que trente-sept jours avant la conférence de Princeton. Il voyait déjà les cornes du Minotaure. Il ne pouvait pas se permettre de perdre une journée de plus.
Après une minute passée à serrer et à desserrer les poings et à jeter des regards furieux aux étudiants qui passaient devant lui, Charles retourna dans la bibliothèque. Il alla trouver Pendlehurst à son bureau, lui fit signe de venir et lui passa un bras autour de l’épaule.
« Pendlehurst, dit-il, j’aurais besoin d’une clé pour venir plus tôt demain. J’ai énormément de travail.

Cette nuit-là, ils étaient absolument seuls sur la route. Et bien que le champ de vision de Hannah se limitât aux quelques mètres de bitume éclairés par ses feux avant, elle sentit peu à peu le paysage s’élargir autour d’elle, devenir plus sauvage.
Tandis que la voiture poursuivait son ascension, la route sinueuse semblait vouloir les désarçonner. Ils suivirent quelque temps un torrent impétueux, dont seule la surface constellée d’éclats de lune trahissait la présence. Parfois, au gré des lacets, les reflets disparaissaient brusquement, avalés par la nuit.

Qu’est-ce que tu t’imaginais ? se demanda-t-elle. Tu pensais vraiment être en sécurité, ici ?
Sur le siège passager, Nate se redressa pour observer les alentours.
« Qu’est-ce que tu vois ? » interrogea-t-il.
Derrière les arbres, le paysage semblait chuter brutalement jusqu’à la rive d’un plan d’eau. Bien que la lune se fût réfugiée derrière d’épais nuages venus de l’ouest, une lueur phosphorescente scintillait à la surface. La ligne noire d’un torrent serpentait dans la montagne avant de se jeter dans le lac.

Le chien griffa la vitre avec sa patte. Il aboya puis se mit à gémir, un son discordant qui couvrit le bruit du vent. Sans quitter Hannah des yeux, l’inconnu leva la main et se mit à caresser les oreilles de l’animal. Aussitôt, le chien se tut.
Hannah recula doucement vers Nate, soulagée de savoir que le dos du canapé le dissimulait à la vue de l’intrus. Comme s’il avait lu ses pensées, le chien tourna la tête vers le sofa.
Le vieillard leva les mains.
« Je ne voulais pas vous faire peur », cria-t-il.

Qu’importent les risques, bats-toi jusqu’au bout », répétait souvent le père de Hannah.

Elle devait se raccrocher à cette devise, car le sentiment d’impuissance et la peur qu’elle éprouvait en cet instant ne servaient à rien. Elle passa en revue ce qu’elle savait des hémorragies. Pour que Nate ait une chance de survie, elle devait à tout prix éviter qu’il ne tombe en état de choc. Pour l’heure, sa transpiration excessive et sa respiration saccadée témoignaient d’un état d’hypovolémie alarmant.