Le Séducteur - Richard Mason
Piet Barol a 24 ans et toute l'ardeur de sa jeunesse. Né dans une famille désargentée, qui plus est d'un mariage malheureux, il aspire à échapper à ses origi...
J'aurais pu lui conseiller de dire la vérité, d'admettre ses fautes. Je ne l'ai pas fait. Je ne lui ai pas dit les dangers du mensonge : je les ignorais. Pourtant je comprends une chose aujourd'hui - et ce sera la première des leçon que je m'expose à recevoir : les mensonges ont cela de commun avec les barreaux d'une cage que le temps les rend indestructibles ; une fois érigés autour de vous, ils vous emprisonnent à vie.
- Ce sont les chaussettes du club nautique de mon université, ai-je déclaré avec une fierté d'adolescent.
Je repense à notre rencontre, et je songe que le cours de ma vie a été infléchi par le choix d'une paire de chaussettes. Étrange. Si j'avais porté d'autres chaussettes, ce matin là, Ella ne les aurait sans doute pas remarquées, et sans doute ne l'aurais-je jamais connue. Et ne serais-je pas l'homme que je suis. Je n'aurais pas tué ma femme, hier après-midi. [... ] Étrange : des détails a priori insignifiants, comme le choix d'une paire de chaussettes, peuvent générer une suite d'événements dont la dynamique influe sur le cours d'une vie.
Une photographie d'elle, souriant près du lit de Piet, lui prodiguait chaque jour des encouragements et lui rappelait ses maximes: Ne te mets jamais en colère. Aie toujours l'air d'agir avec aisance. Apprends le plus possible.
Je n'avais pas encore compris, et je mettrai des années à le comprendre, que le destin est une force inconséquente. Assis au bord de l'eau, je ne soupçonnais rien de ce que j'ai appris depuis : le destin agit indépendamment de ses victimes, il choisit d'élever celle-ci, de rabaisser celle-là, d'anoblir, d'avilir, de protéger et de persécuter, sur un simple caprice. Le destin trouve son plaisir grâce à des moyens détournés, d'une astucieuse cruauté. Il attise le feu de la fierté humaine, et l'éteint au moment où l'on s'y attend le moins. Il vous donne une impression d'immortalité, pour vous la retirer quand vous en avez le plus besoin, vous laissant misérable. Sa liberté n'a d'égal que la douleur, la solitude définitive qu'elle génère.
L’attirance qu'éprouve un être pour un autre est une chose complexe, et émouvante : une vie ne suffit pas à l’apprécier dans toute son ampleur.
La beauté physique exerce sur nous une attraction indéfinissable, qui s'opère par degrés subtils, parfois à notre insu. On dit que l’amour romantique se nourrit du désir. En racontant mon histoire, je comprends que c’est vrai : mon amour pour Ella était indissociable de ma fascination pour son corps et pour son visage.
J’ai alors fait mon deuil de ma musique, je l’ai pleurée, mais je ne me suis pas battu pour en retrouver la magie. Lorsque je n’ai plus été capable que de prouesses techniques, quand j’en fus réduit au statut de technicien magnifique, j’ai arrêté. Je ne le regrette pas. La maîtrise parfaite de la technique s’apprend et doit se pratiquer, mais jouer vraiment - comme vivre vraiment, j’imagine - requiert du sentiment. Or je n’avais plus de sentiment.
La tuer m’a désenvouté, libéré. Je le comprends, à présent. Je vois dans quelle solitude j’ai vécu ces quarante-cinq dernières années : coupé non seulement de ma musique et de mes amis, mais de mon moi profond.