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348 pages
Dentu Éditeur (12/06/1892)
5/5   1 notes
Résumé :
Originellement publié en 1857.
Réédition Dentu de 1892.
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Au XIXème siècle, la renommée concernait principalement les personnages historiques et les souverains. Venaient ensuite les peintres et les écrivains, ou plus exactement leurs oeuvres, qui pouvaient être dupliquées et distribuées même dans les campagnes reculées. Pour toutes les autres expressions artistiques, il fallait vivre à Paris pour les apprécier : chanteurs d'opéra, compositeurs, auteurs de pièces de théâtre et d'opérettes, sculpteurs, chanteurs populaires, tout cela ne s'exportait pas, et ne pouvait, sans véhicules motorisés, s'offrir les tournées nationales de nos artistes modernes.
Il y avait cependant, du moins pour le théâtre, des compagnies itinérantes ou locales qui reprenaient volontiers à leur compte les pièces à succès de la capitale, d'autant plus que le public de province était peu à même de juger de la qualité d'une représentation comparée à celles de Paris. Mieux encore, le succès d'une pièce pouvait inciter certains meneurs de troupes à inventer des suites éventuelles, reprenant un personnage, souvent caricatural, qui avait particulièrement plu au public, et atteignait un niveau de popularité folklorique bien loin de ce qu'imaginait son créateur, lequel parfois, tombait même dans l'oubli. Ce fut le cas notamment de Jocrisse, créé au XVIème siècle par un auteur oublié, et qui était une sorte d'archétype du valet bêta, sournois, maladroit et veule face aux puissants – à commencer par sa femme. le peuple laborieux, et particulièrement paysan, jugeait – à tort ou à raison – que les valets étaient des hommes qui ne voulaient ou ne savaient travailler de leurs mains. Aussi se plaisait-on à les imaginer en paresseux incapables et en "planqués". le personnage de Jocrisse connut l'apogée de sa gloire au tournant du XIXème siècle, grâce à un auteur nommé Dorvigny, qui déclina ce personnage dans une série de pièces balourdes qui connurent néanmoins un réel succès.
En 1823, un deuxième personnage mythique naquit au théâtre : Robert Macaire, archétype du brigand ou de l'escroc qui se donne des airs importants, de nobliau ou d'homme d'affaires, tout en étant habillé de haillons ou de costumes en grosse toile. Ce personnage eut une très grande importance, car jusque là on regardait les criminels ou les voleurs comme des pauvres diables avec une case en moins, qui ne commettaient des délits que parce que la misère ou une méchanceté naturelle les y poussait. Robert Macaire devint le premier "bad guy" au sens moderne de l'expression anglophone : celui pour qui le statut de hors-la-loi représente un art de vie parfaitement choisi, voire une esthétique. Robert Macaire est le grand ancêtre de célèbres criminels littéraires, comme Arsène Lupin ou Fantômas, mais aussi des personnages de bande-dessinée Les Pieds Nickelés. Il révèle une fascination tout à fait française et vaguement anarchiste pour les voyous astucieux, insolents et goguenards.
Enfin, le dernier grand archétype du XIXème siècle, c'est Monsieur Prudhomme. C'est le premier à singer la bourgeoisie, et plus particulièrement la bourgeoisie parisienne. Sur bien des plans, c'est le moins original des trois personnages, car il reprend principalement les traits du « bourgeois gentilhomme » de Molière, remis au goût du jour. C'est assez typiquement un bourgeois de la Restauration, ex-sympathisant révolutionnaire, converti au bonapartisme, puis rabiboché avec la monarchie une fois gras et enrichi. C'est un personnage pontifiant, sentencieux, aimant les grandes formules littéraires emphatiques, mais avec assez souvent un côté ampoulé jusqu'à la parodie, et un sens inné pour la métaphore qui ne fonctionne pas ou qui révèle une simple vérité de la Palice : ses deux citations les plus célèbres, « C'est mon avis et je le partage » et « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie » témoigne de cet humour ironique déjà longuement pratiqué par Molière, qui restera par ailleurs la plus vivace référence du créateur de Monsieur Prudhomme : Henry Monnier.
La genèse de Monsieur Prudhomme est un peu particulière, car s'il a bien été un personnage de théâtre très populaire, Monsieur Prudhomme était au départ un personnage dessiné. Henry Monnier était un obscur gratte-papier ministériel, qui ne supportant plus la sottise de ses collègues, démissionna en 1821, à peine quelques mois après sa nomination, avec apparemment une petite envie de devenir artiste. Il semble néanmoins que la fréquentation des milieux artistiques l'ait déçu, c'est d'ailleurs ce qui est exprimé dans son seul et unique roman. Henry Monnier fut d'abord un lithographe, qui publia de très nombreux albums montrant des illustrations comiques, se moquant généralement de différents archétypes de la société. C'est dans l'un d'entre eux que naquit Monsieur Prudhomme, parmi une foule d'autres personnages qui ne connurent pas la même postérité. Certaines de ses lithographies intéressèrent, dès 1832, la presse républicaine, particulièrement « le Charivari », journal satirique qui, pour son époque, allait très loin dans la provocation. Henry Monnier y popularise son Monsieur Prudhomme.
La chute de Louis-Philippe, puis, après une éphémère IIème République, la proclamation du Second Empire, marque la fin d'une lourde censure contre la presse et les opinions politiquescontestataires. Gouverneur habile, Napoléon III est le premier souverain à admettre et à encourager la nécessité d'une presse d'opposition, tant qu'elle se tient loin de l'injure et de la menace. Pour la rédaction du « Charivari » qui, durant la Monarchie de Juillet, subit de la part du roi la bagatelle de vingt procès en 16 ans, c'est à la fois la reconnaissance et la respectabilité que l'Empereur lui offre sur un plateau d'argent – mais aussi une sécurité définitive pour les auteurs et les illustrateurs. Les puristes diront par ailleurs que le journal perdit tout son mordant à cause de ce confort rédactionnel, ce qui est exagéré mais pas complètement faux.
Henry Monnier, en tout cas, en profita pour donner vie à son personnage le plus célèbre, non seulement en le baptisant d'un prénom, mais en le portant sur la scène d'un théâtre, lors d'une pièce qui connaîtra un immense succès, « Grandeur et Décadence de M. Joseph Prudhomme » (1852).
Fort de cette reconnaissance populaire, Henry Monnier connût-il le doute ? Ou eût-il le sentiment que son personnage, dont tout le monde faisait gorge chaude, était en train de lui échapper ? Toujours est-il que cinq ans plus tard, après avoir donné corps à son personnage, il décida de lui donner la parole.
« Mémoires de Joseph Prudhomme » (1857) aurait pu en effet s'appeler « La Revanche de Joseph Prudhomme », car ce livre, s'il est présenté comme un roman, est en réalité bel et bien un recueil de mémoires autobiographiques, mais où se mêlent, d'une manière difficilement discernable, les souvenirs imaginaires de Joseph Prudhomme et les souvenirs bien réels d'Henry Monnier, les considérations naïves et bonasses de l'un et l'amertume ironique de l'autre.
Car contre toute attente, la suffisance pontifiante de Joseph Prudhomme laisse ici la place au bilan en demi-teinte d'une existence qui se résume à des rencontres, et où il est moins question de Prudhomme lui-même que de toutes les personnes qu'il a pu croiser, spécifiquement d'artistes ou des pauvres diables qui s'imaginaient l'être. Henry Monnier fait naître Prudhomme vingt ans avant lui, avant la Révolution, dans une petite bourgade de province, au sein d'une famille de bonnetiers cossus qui espèrent que leur petit dernier reprendra l'entreprise. Mais Joseph Prudhomme se prend véritablement pour un artiste, et il décide de devenir calligraphe, métier qui offrait encore, à cette époque lointaine, une activité permettant d'en vivre, et même d'en vivre très confortablement. Il s'installe à Paris, et commence une existence bohème mais mesurée, entraîné par des amis plus ambitieux que lui.
La calligraphie, c'est à la fois de la peinture et de l'écriture : Joseph se sent donc des affinités avec les peintres et les écrivains, et comme son travail concerne aussi les décors des pièces de théâtre, il fréquente le milieu des comédiens, et il nous parle de tous ceux qu'il a croisé, soit en les nommant, soit sans les nommer quand il y a trop de mal à en dire. Mais sensiblement, on se rend compte que l'attitude parfaitement humble et à l'écoute des autres du narrateur signifie que ce n'est plus Prudhomme qui raconte, mais Henry Monnier.
Bien que ce dernier déplace chronologiquement sa jeunesse bohème au temps du Directoire, au milieu des Incroyables et des Merveilleuses, on reconnaît bien là ce qui fut vraisemblablement la jeunesse de l'auteur, alors simple gribouilleur de lithographies, naturellement humble et respectueux face à des grands noms de la peinture académique et de la grande littérature, qu'il dépeint sans complaisance : cabotins, égoïstes, parfois calculateurs sur leur impact commercial; Monnier montre les grands hommes dans toute leur petitesse, leur mesquinerie, ce qui n'exclut d'ailleurs pas un certain attendrissement. Mais être artiste, selon lui, c'est d'abord se gargariser de ce statut avec une certaine bouffonnerie involontaire que l'on retrouve finalement autant chez un grand maître comme Girodet que chez ses plus jeunes élèves. Et Monnier de souligner à quel point ceux qui se gaussent de la suffisance d'un Prudhomme ne mesurent pas à quel point leur propre suffisance va bien au-delà. C'est d'ailleurs le temps qui en donne la preuve accablante : Monnier revoit souvent, au cours de sa vie, des amis de jeunesse, perdus de vue, et qu'il retrouve des années plus tard au bord de la folie, du suicide ou de la clochardise. Ceux qui se moquaient gentiment des ambitions modestes du petit calligraphe sont ceux qui, vingt ans plus tard, lui demandent une pièce pour pouvoir s'acheter du pain.
Spectateur de la vie de bohème, mais jamais bohème lui-même, Prudhomme traverse la vie avec tranquillité, tout émoustillé d'avoir croisé le chemin de tant de grands esprits sans avoir eu à partager leurs tristes destins. Marié en premières noces avec une épouse discrète qui se tua à sa tâche de ménagère, Joseph Prudhomme se remarie avec une femme plus ambitieuse qui, à cette époque où une femme ne pouvait briller qu'à travers le prestige de son mari, l'incite à se faire connaître des puissants, d'abord en s'emparant de la rédaction-en-chef d'un journal politique, puis, suite à ce premier échec, à se faire nommer à la direction d'un théâtre. Double occasion pour Monnier de se moquer des ambitions démesurées de ses contempirains, autant des journalistes qui cherchent à se faire élire députés, que de dramaturges médiocres et follement exigeants, dont les oeuvres sont massacrées par des comédiens ivrognes et cabotins.
Tout cela amène le lecteur à cette surprenante conclusion : « Ô mes contemporains, vous n'avez eu jusqu'ici que la caricature de Monsieur Prudhomme, j'ai voulu moi-même vous donner son portrait ! ». Mais qui est ce "moi-même" ? Prudhomme ou Monnier ? Plus sûrement Monnier qui, par cette fable grandement autobiographique, tient à rappeler que les rois tombent, que les empereurs sont exilés, que la République est piétinée, que les artistes meurent de faim ou de ridicule, que le souvriers meurent de faim ou de fatigue, mais que la bourgeoisie tient le cap, qu'elle survit à tout, et qu'elle reste le seul idéal fixe dans une société en mutation. Certes, Prudhomme n'est pas vraiment un artiste, ceux qu'il fréquente le considèrent avec une certaine condescendance, voire une moquerie, ce que jamais Prudhomme ne prend mal. Conscient de sa médiocrité, mais aussi du confort qu'elle lui apporte, Joseph Prudhomme se réclame un conservateur mou et aisément satisfait, puisque finalement, il est tout de même célèbre : Moqué, volé, cocufié, caricaturé, soit, mais finalement riche et heureux, au point de n'en vouloir à personne.
« Mémoires de Joseph Prudhomme » peut donc être considéré comme le pied-de-nez final d'un auteur qui ne leurre plus sur ce que son personnage, brocardant la médiocrité bourgeoise, pouvait avoir de rassurant envers une médiocrité pas bourgeoise, mais finalement envieuse. Ayant donné son personnage à tous, il le reprend en nous disant : « Il vaut mieux que vous et moi aussi ». Et cette philosophie assure une étonnante modernité à ce roman, qui, sur le plan narratif, peut souvent sembler un peu vieillot, y compris dans son vocabulaire très Ancien Régime. D'ailleurs, et c'est le principal obstacle à sa lecture, ce livre est aussi un regard ouvertement nostalgique sur la première moitié du XIXème siècle, sur l'Empire et la Monarchie de Juillet – avec d'ailleurs tout ce que cela peut avoir de peu cohérent chez un auteur qui a fait carrière sous l'étiquette républicaine –, et il faut avoir de très solides connaissances historiques sur cette période pour ne pas se sentir déconcerté par beaucoup de références à des auteurs, des peintres, des affaires policières, des intrigues politiques, des modes artistiques, qui sont aujourd'hui complètement oubliés – à l'image de ce sociétaire de la comédie française, François-Joseph Talma, dont Prudhomme/Monnier cite ponctuellement le nom avec une sincère admiration.
Henry Monnier dira, vers la fin de sa vie : « Joseph Prudhomme, c'est moi ». Et en effet, si ce roman ne dit pas encore cela, il s'efforce toutefois de le démontrer, et ce n'est pas d'ailleurs son moindre intérêt. « Mémoires de Joseph Prudhomme » est le constat amer, et néanmoins réjouissant, d'un homme devenu, en vieillissant, ce qu'il redoutait d'être dans sa jeunesse – et qui finalement, préfère encore que les choses se soient passées ainsi.
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Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
C'est chez Latouche, à Aunay, que je fis la connaissance intime de Balzac. Je me rappellerai toute ma vie le jour où nous le vîmes descendre devant la porte de la maison.
Il était vêtu d'une blouse et coiffé d'une casquette en toile cirée. Des guêtres de cuir montaient jusqu'à ses genoux; un havre-sac, au sommet duquel était bouclé le manteau pour la pluie, chargeait ses épaules. Il tenait à la main un grand bâton ferré; sous sa blouse, il avait une ceinture garnie de deux pistolets à l'extrémité de laquelle pendait une petite hache.
On eût dit un pionnier des États-Unis.
En entrant dans le salon, les clous des gros souliers de Balzac rayèrent le parquet soigneusement ciré, ce qui fit faire une assez laide grimace à Latouche, amoureux de la régularité et de l'arrangement jusqu'à la minutie. (...)
Le sans-gêne un peu rustique de Balzac, ses façons brusques, sa personne un peu massive devait effaroucher Latouche. je vis clairement sur sa physionomie que son hôte commeçait à lui faire peur. Balzac touchait à tout et mettait par conséquent perpétuellement sur les épines ce pauvre Latouche, qui tremblait à chaque instant pour ses porcelaines et pour ses statuettes. Aussitôt arrivé, Balzac s'était débarrassé de son havre-sac, de son bâton, de sa ceinture : tous ces objets avaient été jetés à l'aventure sur les meubles, et leur propriétaire, enfoncé dans un canapé, ses gros souliers sur le velours, se reposait bruyamment de ses fatigues.
Latouche prit un air sérieux et, à partir de ce moment, je m'aperçus qu'il commença, toutes les fois qu'il s'adressait à son hôte, à l'appeler : monsieur de Balzac.
Tout alla bien jusqu'au dîner, qu'il ne tarda pas à servir. Après le repas, nous partîmes pour aller faire une promenade dans les environs.
Balzac, malgré son intelligence si fine et si distinguée, aimait la grosse plaisanterie : dans l'intimité, on retrouvait plus souvent en lui l'auteur des "Contes Drôlatiques" que l'observateur de "La Femme de Trente Ans". L'aspect des champs avait sans doute ce jour-là surexcité sa verve, car il se mit à nous débiter toutes sortes de gauloiseries. Parvenus sur une éminence d'où l'on apercevait le magnifique panorama de la vallée, nous nous arrêtames, et, tout à coup, Balzac fit retentir les échos d'alentour d'un de ces bruits grotesques qu'on ne nomme pas, et qu'il accompagna de ses plus bruyants éclats de rire. Les lèvres de Latouche n'en restèrent que mieux fermées, et la promenade s'écoula au milieu d'un flux intarissable de paroles de Balzac et du parfait silence de son compagnon.
Balzac, il faut en convenir, n'était pas ce qu'on peut appeler un homme très amusant dans la conversation; il laissait peu de choses à faire à son interlocuteur, il parlait continuellement, et presque toujours de lui. Ses projets, ses travaux, ses idées, il n'était occupé que de cela, et c'étaient des rêves des "Mille-et-Une Nuits", des calculs auprès desquels la multiplication du grain de blé de l'échiquier n'était absolument rien. La moindre pièce de théâtre, le plus petit roman, devaient lui rapporter des millions. Balzac nous raconta, ce jour-là, qu'il voulait éditer lui-même ses oeuvres et fonder une compagnie par actions dans laquelle on imprimerait ses romans dans toutes les langues.
Nous rentrâmes au logis comme la lune se levait. Balzac, qui travaillait la nuit, se retira dans sa chambre, après avoir recommandé à la cuisinière de lui préparer une certaine dose de café froid qui lui servait de boisson pendant qu'il se livrait à la composition. Nous restâmes seuls avec Latouche.
- Décidément, me dit-il, le voilà qui s'installe.
- Il le faut bien.
- Comment, il le faut ?
- Sans doute, répliquai-je; ne m'avez-vous pas annoncé ce matin, d'un air de très grande satisfaction, que vous aviez invité Balzac à passer la belle saison avec vous, et que vous l'attendiez à chaque instant ?
Latouche prit sa bougie et monta sans mot dire dans sa chambre à coucher. Après avoir jeté un dernier regard à la reine des nuits dont le char d'argent roulait majestueusement sur l'azur de l'Empyrée, j'en fis autant. Avant de m'endormir, il me sembla qu'un bruit confus de deux voix qui se querellent partait de la chambre de Balzac; mais au moment où je crus reconnaître la voix de Latouche, Morphée me ferma les yeux de sa main divine.
Élève de la nature et de Jean-Jacques Rousseau, j'aime à me réveiller avant l'aurore, et à parcourir les monts et les vallées, les prés et les bois, pour enrichir mon herbier de quelque plante nouvelle. J'herborise en un mot, comme tous les coeurs sensibles. Les plantes me révèlent les secrets du Créateur et les lois de l'immuable philosophie.
De retour de mon excursion, je débouchais sur la route de Sceaux, lorsqu'un spectacle des plus singuliers vint frapper mes regards.
Un individu, tête nue, en robe de chambre, en pantoufles et en pantalon à pied, courait après le coucou qui faisait alors le service entre Sceaux et Paris, en criant :
- Arrêtez ! Arrêtez !
Le cocher s'arrêta enfin. Il n'y avait plus qu'une place en lapin; l'individu s'y installa, le front en sueur, les joues ardentes, la poitrine essoufflée. Quel ne fut pas mon étonnement en reconnaissant Balzac dans ce voyageur si pressé !
Je courus à la maison. J'entrai dans la chambre de Balzac, j'y trouvai ses guêtres, son havre-sac, son bâton ferré, ses pistolets, tant il s'était hâté de partir. Je ne revis Latouche qu'au déjeûner.
- Où est donc monsieur de Balzac ? lui dis-je pour tâcher de découvrir quelque chose; je ne vois pas son couvert !
- Et vous ne le verrez plus.
- Monsieur de Balzac est donc parti ?
- Parbleu !
Que s'était-il donc passé entre eux pendant la nuit qui venait de s'écouler ? Je n'ai jamais pu le savoir.
Je m'aventurai cependant, un jour qu'il était de bonne humeur, à dire à Latouche :
- Convenez-en, c'est à cause de ce bruit fâcheux qu'il fit entendre pendant la promenade que vous vous êtes brouillé avec Balzac ?
- Je le lui avais pardonné.
Il ne m'a pas été possible d'en tirer davantage, mais cette réponse ouvre un champ immense aux conjectures. De quel nouveau méfait Balzac avait-il pu se rendre coupable à l'égard de Latouche ? C'est un secret qu'ils ont emporté tous les deux dans la tombe.
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Depuis qu'il était entré en qualité de rapin dans l'atelier de David, je n'avais pas rencontré mon ami Nicolas, lorsqu'une après-midi, je me trouvai face à face avec un individu qui traversait le Pont Neuf, entouré d'une foule nombreuse.
Quel changement, grand Dieu ! dans son costume.
Par-dessus un pantalon collant jaune, il portait une tunique bleue, ou jaquette croisant sur les jambes. Un manteau rouge flottait sur ses épaules; ses pieds étaient emprisonnés dans des bottines lacées en forme de cothurne. Une toque à aigrette tricolore lui servait de coiffure.
- Où vas-tu donc, lui dis-je, dans cet accoutrement ?
- Je ne vais pas, dit-il, je me promène.
- Nous sommes donc en carnaval ?
- Profane ! Apprends que ce que tu appelles un déguisement est le costume des hommes de l'avenir. Renonce, crois-moi, au préjugé du frac et de la lévite, et endosse le péplum.
- Tu appelles cette jaquette, ce pet-en-l'air, un péplum ?
- Dessiné par David, cela seul suffirait à le rendre classique et à le faire adopter par tout Paris, alors même que Talma et Baptiste Cadet ne le porteraient pas.
Pendant que nous causions ainsi, une foule de plus en plus nombreuse se ramassait autour de nous.
- Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ? demandait l'un.
- C'est un Turc, répondit l'autre; tu ne vois pas qu'il a un turban ?
- Je te dis que ça n'est pas un Turc.
- Qu'est-ce donc ?
- Un Autrichien; je le reconnais à ses bottines.
- À bas l'Autrichien !
- À bas l'agent de Pitt et Cobourg !
- À la Seine ! À la Seine !
À cette époque, tous les étrangers étaient des ennemis, et tous les ennemis étaient des agents de Pitt et Cobourg.
On allait nous faire un mauvais parti, lorsque survint heureusement un bataillon commandé par un jeune officier que Nicolas voyait souvent dans l'atelier de David. Nicolas, dans notre détresse, s'adressa à lui :
- Sauvez-nous ! lui cria-t-il; on nous prend pour des agents de Pitt et Cobourg !
- Ce sont des espions déguisés, reprenait le peuple, il faut les noyer. À l'eau ! À la Seine !
Le commandant eut beaucoup de peine à faire entendre raison à ces forcenés.
- Si ces gens-là sont des espions, il faut les interroger; mes soldats vont les conduire chez le commissaire, qui les fouillera et les tiendra à la disposition du gouvernement.
De gré ou de force, les enragés durent se soumettre à ce raisonnement, car le commandant ne leur donna pas le temps de réfléchir. Sur un mot de lui, nous fûmes entourés par un peloton de grenadiers qui nous firent franchir le pont au pas de course, et nous déposèrent chez le commissaire, qui, bientôt au courant de notre mésaventure, envoya chercher un fiacre dans lequel je m'esquivai avec le Romain de David.
Les commencements d'une réforme sont toujours orageux. En 1792, il n'y avait que deux ou trois Romains à Paris; six ans plus tard, non seulement les Romains, mais encore les Grecs, foisonnaient dans la capitale.
Séduit par l'idée de montrer au public les formes imposantes dont m'avait doué la nature, je donnai en plein dans la réforme du costume... Ayant à choisir entre l'Italie ou la Grèce, entre Athènes et Rome, j'optai pour Athènes : je préférais, et je préfère encore, la grâce à la force, Alcibiade à Sylla, Amacréon à Brutus.
Mes longs cheveux blonds flottant sur mes épaules, le front ceint d'une couronne de fleurs, vêtu d'une tunique blanche nouée par une ceinture bleu de ciel dont les deux bouts venaient se réunir sur mon ventre, alors à peine ébauché, on me comparait, malgré mes lunettes, à Adonis et à Endymion.
Le rendez-vous ordinaire des réformés du costume était sous le portique du Louvre. D'un côté se tenaient les Romains, de l'autre les Grecs. Les premiers, toujours graves et sombres, se promenaient en se tenant le menton dans la main, et s'arrêtaient de temps en temps pour causer des affaires de l'État. Les Grecs, plus frivoles, fredonnaient les couplets chantés la veille à l'Opéra-Comique, répétaient des calembours, genre de divertissement alors fort à la mode, et échangeaient des propos spirituels avec Laïs ou Aspasie.
La réforme du costume avait fait de nombreux prosélytes parmi les femmes. Les Romaines et les Grecques affluaient sous les arceaux du Louvre, les Grecques surtout. En général, les Romaines, matrones pudiques, ne se montraient guère que dans les salons.
Nicolas était resté Romain dans l'âme; moi je figurais au premier rang des jeunes Grecs. Il me reprochait sans cesse ma légèreté; moi je le raillais sur sa férocité. Il passait à côté des courtisanes sans daigner les honorer d'un regard. Un jour, cependant, nous entendîmes nos deux noms sortir de la bouche d'une superbe Grecque qui traversait la promenade à demi-couchée sur les coussins de son char, qui était une calèche. Nicolas détourna la tête en philosophe stoïcien; je m'approchai seul. Quel ne fut pas mon étonnement en reconnaissant dans mon Athénienne, la Champenoise qui faisait la cuisine de mon oncle !
- Vous ne vous attendiez pas à me retrouver ici et dans cet équipage ? me dit-elle sans quitter sa posture nonchalante.
- Je l'avoue, lui répondis-je; par quelle étrange métamorphose ?...
- J'ai envie de faire quelques pas au soleil; donnez-moi votre bras, vous me conduirez jusqu'aux Tuileries...
Aussitôt, j'ouvris la portière, et je lui donnais la main pour sortir de son quadrige.
Rien d'éblouissant comme la toilette de l'ancienne cuisinière de mon oncle.
Ses cheveux, retenus sur le front par un diadème d'or enrichi de camées, étaient enfermés par derrière dans un réseau de pourpre. Des sandales, également de pourpre, maintenues par des ligatures de la même couleur, laissaient apercevoir à travers leurs losanges les mailles d'un tricot couleur de chair dessinant les doigt de ses pieds auxquels brillaient des bagues magnifiques et des anneaux.
Les épaules découvertes, le sein et les bras nus, une tunique de mousseline, dont la ceinture venait s'agrafer au-dessous de la poitrine au moyen d'un camée, révélait à chaque mouvement du corps la beauté de ses formes. Un long manteau de pourpre flottait derrière ses épaules ou cachait sa taille sous ses plis.
J'ai entendu des jeunes gens se moquer des modes du Directoire. Ah ! messieurs, si vous les aviez vues !
Elle prit mon bras, et nous nous dirigeâmes du côté des Tuileries.
- Vous avez donc quitté la bonnetterie ? me dit-elle quand nous eûmes fait quelques pas sur la place du Carrousel.
- Et vous le pot-au-feu ? lui répondis-je.
- Heureusement. Que faites-vous en ce moment ?
- Je cherche une place. Et vous ?
- Moi, je fais le bonheur d'un homme.
- D'un seul ?
- Parole d'honneur !
- Et comment nommez-vous cet heureux mortel ?
- Durloubier.
Elle venait de prononcer le nom d'un des fournisseurs les plus riches et les plus généreux de l'époque. Durloubier était de plus un homme très influent, et on parlait beaucoup de lui pour un poste important au ministère de la guerre ou bien des finances.
Comme nous allions entrer aux Tuileries, elle aperçut la voiture de son fournisseur.
- Je veux qu'il me voie seule, me dit-elle, mais je vous attends chez moi. Venez, je vous raconterai mon histoire, et puisque vous cherchez une place, je vous promets ma protection, qui n'est pas à dédaigner.
Je la remerciai à la hâte et j'allais m'éloigner.
- À propos, reprit-elle, quelle est votre nouveau nom ?
- Polyphonte. Et Vous ?
- Pasiphaé.
- À, bientôt donc, divine Pasiphaé.
- Aimable Polyphonte, au revoir.
J'ai porté la tunique presque aussi longtemps qu'il m'a été possible de protester contre le prosaïsme de mon siècle. Enfin, je dus avouer que la cause de la réforme du costume était tout à fait perdue, et qu'il fallait revenir purement et simplement au sedan et à l'elbeuf.
Je m'exécutai donc.
Un beau jour, je déposai ma tunique et ma couronne au fond d'un tiroir, et je repris mon ancienne défroque. Quelquefois, pour me consoler, je revêtais mon costume grec pour recevoir le dimanche quelques amis, mais vers 1806, madame Prudhomme parvint à me dérober ma tunique et en fit faire une paire de rideaux.
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Après avoir terminé ma partie de dominos, je quittai le café.
À peine avais-je fait quelques pas dans la rue que je sentis quelqu'un qui me retenait par le pan de ma redingote; je me retournai, et je reconnus mon obligeant voisin de droite.
- Pardon, me dit-il, si je vous arrête, mais j'ai quelque chose à vous demander.
- Quoi donc, monsieur ?
- La faveur d'un entretien particulier. Si vous voulez, en marchant, je vous ferai part des graves idées qui me préoccupent, et vous me donnerez votre avis là-dessus. Votre physionomie pleine de dignité et d'intelligence, votre air grave, tout, jusqu'à votre son de voix, prévient en votre faveur et inspire la confiance. Sachez donc monsieur, ajoute-t-il en passant son bras sous le mien, que je ne suis pas ce que je parais être. Je voyage ingognito, sous le nom de Muller, mais en réalité, je me nomme Athalaric XXXIVème du nom, par la grâce de dieu, margrave de Krakersdorf et de plusieurs autres lieux.
Je jetai un rapide regard sur mon compagnon : je lui trouvai, en effet, un air extraordinairement princier.
- Je voyage pour mon instruction, et afin de me rendre plus capable de faire le bonheur de mes sujets. Votre conversation de tout-à-l'heure m'a frappé, les idées lumineuses que vous venez d'émettre sur la constitution décèlent en vous un talent politique du premier ordre. Je cherche de toutes parts un homme capable de me seconder dans la tâche que j'ai entreprise d'extirper tous les abus qui règnent dans le burgaviat de Krakersdorf. Vous serez mon premier ministre, mon confident et mon ami. Vous aurez dix mille florins d'appointements par an, la table, le logement, et le grand cordon de mon ordre que je vous remettrai moi-même dès que vous aurez accepté mes propositions.
Je me suis toujours senti une vocation particulière pour le métier d'homme d'État. Les propositions d'Athalaric XXIV me comblèrent de joie, je m'empressai de les accepter et d'assurer le prince de ma plus vive gratitude.
- À demain donc, reprit-il; je veux, en présence de plusieurs seigneurs de ma suite, vous recevoir chevalier de l'ordre du Pigeon Bleu, qui fut institué au retour de la première croisade par mon ancêtre Athalaric Ier.
Le prince me quitta après m'avoir serré la main à diverses reprises, m'assurant que nous serions bien malheureux, si nous ne parvenions pas, tous les deux, à extirper les abus de Krakersdorf, et à faire le bonheur des habitants de cette contrée.
Le lendemain, je me rendis à l'adresse qui m'avait été indiquée par le prince. Je me trouvai dans une salle qui ressemblait à un atelier de peintre. Son Altesse était drapée dans un immense manteau qui me parut offrir quelque analogie avec un vieux tapis. Quant aux manteaux des seigneurs de la suite, on aurait pu au premier coup d'oeil les confondre avec des rideaux.
- Monsieur le baron, car vous êtes baron depuis ce matin, et voici, ajouta grâcieusement le prince, le brevet de votre dignité : ceci n'est sans doute pas la salle où se tiennent les séances du chapitre du Pigeon Bleu dans mon château de Krakersdorf; mais, en voyage, on est obligé de se contenter de ce qu'on a. J'ai reçu des chevaliers du Pigeon Bleu dans des granges, et ils n'en sont pas plus mauvais pour cela. Je regrette seulement de ne pas avoir eu le temps de faire orner cette salle de quelques trophées d'armes et de lauriers. Les trophées font toujours très bien dans une réception de chevalier; il faut nous en passer pour aujourd'hui. Donnez-moi mon épée, et procédons à la cérémonie. À genoux, baron Prudhomme !
Aussitôt, je m'agenouillai.
- Baron Prudhomme, vous allez jurer de défendre la veuve et l'orphelin.
- Je le jure.
- De respecter le faible et l'opprimé.
- Je le jure.
- D'aimer les belles.
- Je le jure.
- De chérir la gloire.
- Je le jure.
- De vous conduire en tout et partout en bon et loyal chevalier du Pigeon Bleu.
- Je le jure.
Chaque serment était suivi d'un vigoureux coup de plat de sabre que Son Altesse Athalaric XXIV, grand maître de l'ordre, m'appliquait sur les épaules.
Le prince me passa ensuite le grand cordon de l'ordre autour du cou. Ce cordon était un ruban ponceau large de quatre ou cinq doigts, à l'extrémité duquel était suspendu un pigeon empaillé.
Je reçus en même temps l'accolade du grand maître et des seigneurs de sa suite. Il fut convenu que nous nous réunirions le soir dans le même lieu pour procéder au banquet qui suit habituellement les réceptions.
- Baron Prudhomme, me dit le prince, les repas de l'ordre sont des repas fraternels, des espèces de communion, et le statut trente-quatrième exige que chaque chevalier apporte son plat. Songez à vous confirmer à cette prescription.
Je m'inclinais et je sortis.
Mon premier soin fut d'entrer chez le rôtisseur, et de lui commander un magnifique dindon aux marrons pour le soir même, après quoi, ne sachant trop que faire pour remplir cette journée qui m'avait donné deux titres à la fois, je flânai jusqu'à quatre heures, songeant au brillant avenir qui m'était réservé, et réflechissant aux moyens d'extirper les abus du noble burgraviat de Krakersdorf.
Fatigué d'errer dans les rues de Paris, je retournai au café, où je trouvai quelques camarades qui jouaient aux dames.
Ils se levèrent à mon approche, et me dirent, les uns après les autres, en ôtant respectueusement leurs chapeaux :
- Salut à monsieur le Baron Prudhomme.
- Grand cordon de l'ordre du Pigeon Bleu.
- Premier ministre du burgraviat de Krakersdorf.
- Chargé de la noble tâche d'extirper les abus enracinés depuis des siècles dans ses États.
- Messieurs, leur répondis-je, puisque vous connaissez déjà le nouvel avenir qui s'ouvre devant moi, je vous invite tous à assister à mon dîner de réception qui aura lieu ce soir.
- Nous remercions monsieur le baron et nous serons exacts au rendez-vous.
Je ferai grâce au lecteur des détails de ce repas. Je lui avouerai seulement, quoique cet aveu soit assez pénible à mon amour-propre, que le prince Athalaric XXIV, le burgaviat de Krakersdorf et l'ordre du Pigeon Bleu n'ont jamais existé. J'ai été, dans toute cette affaire victime d'une de ces mystifications comme on en faisait tant à cette époque. C'était Musson, le fameux Musson qui, en voyant ma figure, ainsi qu'il me le dit plus tard, s'était senti pris de l'irréstible besoin de faire ma connaissance, et qui avait voulu entrer en matière avec moi sous des auspices moins guindés que ceux du cérémonial ordinaire. Bien loin de me fâcher, je m'applaudis donc d'une mystification qui me mit en rapport avec une des plus grandes célébrités de mon temps.
La société, a dit un homme de lettres de cette époque, était atteinte alors d'une manie assez singulière qui s'appellait la "mystification". Les esprits étaient d'autant plus avides de plaisirs qu'ils en avaient été sevrés plus longtemps : pour regagner le temps perdu, on croyait ne pas pouvoir trop se divertir.
De là l'usage assez commun d'appeler dans les fêtes que l'on se prodiguait réciproquement et où on accumulait tous les genres de divertissements, certains personnages dont le métier était de se jouer de la bonhomie du convive qu'on leur livrait, et de le couvrir de ridicule dans la maison où il avait été attiré par des démonstrations d'estime et d'amitié.
Le devoir sacré de l'hospitalité s'accommodait assez mal de cette façon de s'amuser, mais on passait par-dessus.
Le roi des mystificateurs était Musson; il avait fait de la mystification un art véritable. Pas de fête où il ne fut invité. On mettait au bas des lettres d'invitation au bal :
"On soupera, et il y aura une mystification"
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Mais je m'aperçois que je n'ai rien dit encore de la plus belle moitié du genre humain, c'est-à-dire des femmes.
Ô femmes ! Créatures enchanteresses, que vous étiez séduisantes sous le petit bonnet de la grisette ! La larme du souvenir humecte délicieusement ma paupière, et mon coeur palpite doucement quand je songe à votre jupon court, au foulard qui cachait vos appas, à vos jolis pieds dans de si jolies chaussures. L'Antiquité reconnaissante vous eût élevé des autels, douces et charmantes filles, "bons chiens" comme nous vous appelions, si dévouées, si aimantes, si heureuses de nos succès, si tendres, si consolantes dans nos revers !
Que d 'ordre, que de soin elles avaient, ces pauvres grisettes ! Comme leurs mansardes étaient jolies et propres avec leurs fenêtres garnies de fleurs si touffues qu'elles laissaient à peine une petite place pour encadrer leur grâcieux visage, souriant à notre bienvenue au rebord des toits.
Un rien les rendait heureuses : un bonnet, une robe, un ruban prélevés sur nos appointements du mois, un dîner à trente-deux sous, une place aux quatrièmes loges de l'Ambigu, c'étaient là leurs fêtes et leurs joies.
Puis, quand venait le jour de l'abandon, quand on renonçait à la folie pour la raison, à l'amour pour le mariage, la douleur dans l'âme, la résignation sur le visage, une larme sur le bord de la paupière, le sourire sur les lèvres, la grisette vous encourageait elle-même à la quitter et faisait des voeux pour votre bonheur.
Nous avions aussi nos Laïs et nos Aspasies, dont quelques dessins de Prudhon nous permettent d'apprécier encore le port fier et majestueux, malgré une taille étroite et courte. Ces femmes-là valaient un peu mieux que ces mensonges en gaze et en crinoline que vous appelez des lorettes. Elles étaient belles, réellement belles : on n'avait pas inventé l'art de déguiser les formes, le costume de l'époque ne se prêtait à aucune supercherie; impossible de tricher au jeu de l'amour et de la beauté.
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Pour en finir avec ma vie d'artiste, je joins ici mes souvenirs sur les peintres célèbres qui ont bien voulu m'honorer de leur amitié, alors même que j'eus renoncé à la peinture.
Dans ce nombre, je placerai Girodet et David. Quand j'allais chez Girodet, j'étais presque sûr de le trouver jouant du violon ou traduisant quelque ouvrage ancien. C'était son domestique Jacquemin qui venait m'ouvrir et m'introduisait chez le maître.
- Eh ! Bonjour, Prudhomme; il y a vingt-cinq mille ans et six mois qu'on ne vous a pas vu (c'était la phrase dont il saluait habituellement les gens qu'il voyait avec plaisir); ça, puisque vous voilà, prenez votre flûte et déchiffrons un peu ce duo.
Mon talent sur la flûte ne dépassait pas de beaucoup celui d'un aveugle du Pont Royal, et je crois (puisse son ombre me pardonner ce blasphème !) que Girodet n'était guère plus fort que moi, sur le violon. On peut penser quels duos nous devions faire ensemble.
Après la musique, il ouvrait son tiroir.
- Maintenant, mon cher Prudhomme, comment trouvez-vous cette ode d'Horace que je viens de traduire ?
- Admirable ! On n'est pas plus pur, plus net, plus latin.
- Vous me flattez, Prudhomme.
- J'en suis incapable, maître, vous le savez.
De peinture, il n'en était jamais question avec Girodet. On ne voyait pas ses tableaux ou ses études; il travaillait à la lampe, la nuit. Il souffrait qu'on le critiquât comme peintre, mais ceux qui doutaient de son talent de musicien s'attiraient sa haine irréconciliable.
Ses élèves l'adoraient; il les guidait de ses conseils et de sa bourse; plus d'un parmi eux a été, grâce à lui, arraché à la conscription de l'époque où un remplaçant coûtait des sommes fabuleuses. Il ouvrait à toute heure du jour son atelier à ceux de ses élèves qui venaient lui demander conseil, mais ses visites à l'atelier commun étaient plutôt rares.
Une fois, nous étions tous réunis dans notre local habituel, attendant le modèle qui ne venait pas. Enfin, nous voyons arriver un commissionnaire qui nous annonce en pur auvergnat que notre homme est malade et que nous ne devons pas compter sur lui.
L'un de nous s'élance sur la table.
- Messieurs, s'écrie-t-il, j'ai une idée !
- Laquelle ?
- L'artiste ne doit pas se contenter de dessiner le beau, il faut aussi qu'il étudie le laid; nous pouvons être appelés, les uns comme les autres, à faire des portraits de bourgeois. Rendons-nous donc capables, par de fortes études, de remplir cette haute mission. Vous venez de voir ce singe auvergnat qui s'intitule commissionnaire; il est bossu, bancal, brèche-dent, caliborgnon, horrible en un mot. Eh bien ! Je demande qu'on le fasse poser à la place du modèle habituel. Étudions le laid, messieurs ! Étudions le laid !
L'orateur quitta la table et parcourut tous les bancs, recueillant dans sa casquette les souscriptions patriotiques pour payer l'Auvergnat.
On réalisa une somme de trois francs cinquante centimes.
Fasciné par cet or, l'Auvergnat consentit à se mettre tout nu, dans la pose de Romulus dans le tableau de "L'Enlèvement des Sabines".
Jamais on ne vit rien de grotesque comme cet Auvergnat lançant le trait contre Tatius. Les élèves s'amusaient à dessiner cette charge, lorsque tout à coup entre Girodet, qu'on attendait ce jour-là.
Il jette un regard lent et sérieux sur le modèle, commence sa tournée avec sa gravité habituelle, corrige chaque élève comme aux autres séances, et se retire sans avoir l'air de s'apercevoir de rien.
Nous nous regardâmes tous, après son départ, d'un air qui voulait dire : c'est nous qui sommes les mystifiés.
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