Dessous les roses

On n'avait pas les même souvenirs, lui et moi. Je suppose qu'au fil du temps, chacun a réarrangé les choses à sa sauce. J'ai peut-être tout exagéré. Mais de son côté il n'a jamais arrêté de tout minorer. Et à l'arrivée l'écart n'a fait que se creuser.

Le vieillissement frappait ainsi. Par à-coups. Au gré des épreuves, des maladies, des deuils. Ce n'était pas vrai qu'on vieillissait peu à peu. Non. On vieillissait subitement. Mais à plieurs reprises. Par paliers.

Soutenir quelqu'un ou le réconforter quand il vient de perdre son père, sa mère, son mari, sa femme, son frère, sa soeur, son enfant. A un moment faut arrêter de se raconter des histoires et accepter que face à ce type de douleur on est toujours seul.

« Personne n’est fidèle à l’image qu’il renvoie »

Pour nos parents, je ne l'ai compris que plus tard, seuls les actes comptaient : nous assurer un toit, une éducation, des vêtements, trois repas par jour. Faire en sorte que nous ne manquions de rien. Que nous ayons toutes les chances de notre côté. La tendresse, il fallait en avoir le loisir. Les petites et grandes déclarations, c'était à ranger au rayon des privilèges.

Pour nos parents, je ne l'ai compris que plus tard, seuls les actes comptaient : nous assurer un toit, une éducation, des vêtements, trois repas par jour. Faire en sorte que nous ne manquions de rien. Que nous ayons toutes les chances de notre côté. La tendresse, il fallait en avoir le loisir. Les petites et grandes déclarations, c'était à ranger au rayon des privilèges.

Contre quoi s’étaient battus tous ces gens ? L’inéluctable désindustrialisation de la France ? Les délocalisations ? Les pouvoirs publics avaient fait mine de s’émouvoir. La presse de s’indigner. Mais tout ça n’avait aucun sens. C’était perdu d’avance et c’était tant mieux à mon avis. Notre pays était passé à autre chose et il n’y avait rien sur quoi pleurer. Il fallait vraiment vivre le cul dans la soie pour regretter la réalité d’une vie d’ouvrier. OK la solidarité, OK la camaraderie. Mais bordel : l’usure, l’asservissement, l’obéissance, l’abrutissement. Le cancer à cinquante-cinq berges. La retraite en unité de soins palliatifs.

Paul m’avait raconté un jour qu’à une époque tous les murs qui encerclaient la maison étaient hérissés de tessons. D’après lui, c’était notre père qui les avait posés. Des putains de tessons, l’entendais-je encore s’exclamer, survolté. Je n’en gardais pourtant aucun souvenir. Cette histoire ne m’avait jamais paru crédible. Certains de nos voisins le faisaient, en effet. Personne ne savait à quoi ça pouvait bien servir. Ce qu’ils craignaient. Qui ils croyaient dissuader et de quoi. Mais si c’était vrai malgré tout, quand papa les avait-il retirés ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qui l’avait fait changer d’avis ? J’avais inspecté le ciment, une fois. N’avais repéré aucune trace de quoi que ce soit. J’avais fini par me dire que ces tessons n’avaient jamais existé que dans la tête de mon frère. Et dans son cœur peut-être. Un cœur hérissé de tessons, comme le chantait je ne sais plus qui, Murat peut-être. Une bonne définition de Paul à mon avis.

Tout le monde n’avait plus que le développement personnel, l’affirmation de soi et la psychanalyse à la bouche. Et d’un autre côté, comme par hasard, nous constations nos difficultés à faire société, à accepter l’autre, à supporter qu’il ait d’autres opinions ou d’autres manières de vivre. Cet individualisme narcissique s’étendait à présent au champ politique, qui aurait pourtant dû être le lieu du collectif par excellence. Là encore nous refusions de sortir de nous-mêmes.

Elle n’avait pas cessé de pleurer de la journée. C’était son premier enterrement. Et c’était tombé directement sur son grand-père préféré. Elle n’avait pas eu d’entraînement. Elle avait tout pris en pleine gueule. Les larmes. La boîte. Le trou. Les pelletées de terre. Les discours. Les conneries révoltantes qu’avait sorties le prêtre – genre il est bien là où il est, peut-être même mieux qu’avant, dans la lumière de Dieu ou je ne sais pas quoi. La lumière de Dieu, mon cul, il était dans la terre et promis aux vers.