Un livre douloureux dont on ne sort pas indemne. Marie, mariée et mère de deux enfants - Lucas et Lise - traverse une période difficile, dont on comprend qu'elle n'a pas débuté la veille. Au chômage, elle est en pleine dépression, erre toute la journée dans son petit pavillon gris, au jardin à l'abandon, les jours succédant à l'ennui. Elle n'a d'énergie pour rien, le quotidien ne constitue qu'une longue série de tâches dont elle ne parvient à s'acquitter. Epoux et enfants observent cette détresse sans pouvoir la soulager.
Par hasard, elle se trouve confrontée à des migrants (on imagine sans peine que l'action se déroule à Calais ou dans ses environs) qui subsistent grâce au bénévolat de quelques locaux très investis. Marie va venir aider Isabelle, une femme qui donne de son temps et de sa personne pour venir en aide à des hommes dans la misère.
Le contexte - l'humanitaire, la clandestinité, la fermeture du camp - ne constitue que la toile de fond du désespoir de Marie ; ce n'est qu'un prétexte qui vient renforcer, comme un écho, la souffrance psychique de la narratrice qui se noie, au fil des pages, que rien ne retient de sombrer définitivement, même pas des enfants dont la propre souffrance est très bien amenée.
C'est triste, c'est dur, le style est impeccable. On compatit aux efforts désespérés de Marie pour sortir la tête de l'eau (deuxième métaphore autour de la noyade, mais le roman sent le sel de l'océan, la froideur du climat et le vent glacé) et on se prend à espérer un sursaut, un deus ex machina qui la guérira, comme si "guérir" d'une dépression était, pour le temps d'un roman au moins, facile.
J'ai aimé, donc.
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[Incipit.]
Comment ça a commencé ? Comme ça je suppose : moi, seule dans la cuisine, le nez collé à la fenêtre où il n'y a rien. Rien. Pas besoin de préciser. Nous sommes si nombreux à vivre là. Des millions. De toute façon ça n'a pas d'importance, tous ces endroits se ressemblent, ils en finissent par se confondre. D'un bout à l'autre du pays, éparpillés ils se rejoignent, tissent une toile, un réseau, une strate, un monde parallèle et ignoré. Millions de maisons identiques aux murs crépis de pâle, de beige, de rose, millions de volets peints s'écaillant, de portes de garage mal ajustées, de jardinets cachés derrière, balançoires barbecues pensées géraniums, millions de téléviseurs allumés dans des salons Conforama. Millions d'hommes et de femmes, invisibles et noyés, d'existences imperceptibles et fondues. La vie banale des lotissements modernes. À en faire oublier ce qui les entoure, ce qu'ils encerclent. Indifférents, confinés, retranchés, autonomes. Rien : des voitures rangées, des façades collées les unes aux autres et les gosses qui jouent dans la lumière malade. Le labyrinthe des rues aux noms d'arbres absents. Les lampadaires et leurs boules blanches dans la nuit, le bitume et les plates-bandes. La ville inutile, lointaine, et le silence en plein jour.
Donc, ça commence comme ça : moi, le ventre collé au plan de travail, les yeux dans le vague, une tasse de thé brûlant entre les mains, il est trop fait, presque noir, imbuvable. De toute façon je déteste le thé. Devant la maison d'en face, deux femmes discutent. Elles ont les cheveux courts ou rassemblés en queue-de-cheval, les jambes moulées dans ces caleçons qu'on trouve au marché le dimanche. Elles attendent que leur homme rentre du boulot, leurs enfants de l'école. Je les regarde et je ne peux m'empêcher de penser : c'est ça leur vie, attendre toute la journée le retour de leurs gamins ou de leur mari en accomplissant des tâches pratiques et concrètes pour tuer le temps. Et pour l'essentiel, c'est aussi la mienne. Depuis que j'ai perdu mon boulot c'est la mienne. Et ce n'est pas tellement pire. Le boulot au supermarché c'était pas beaucoup mieux j'avoue.
J'avale juste une gorgée et je vide tout dans l'évier, le liquide disparaît en éclaboussant les parois, aspiré par le siphon. Ça m'angoisse toujours cette vision. Ça n'a aucun sens, je sais bien. Mais on est tous bourrés de ces trucs qui nous bousillent l'existence sans raison valable.
Le silence, par exemple. Ce jour-là comme n'importe quel autre il emplissait tout, me coinçait la gorge dans un étau. Je pouvais le sentir me figer les sangs, me creuser les poumons d'un vide immense. Un cratère sans lave. Un désert. Une putain de mer de glace.
J'ai quitté la cuisine et je suis passée au salon, ou bien ai-je fait le tour des chambres. Je ne sais plus et ça n'a pas d'importance. Alors disons que c'était le salon. Je ne m'attarde pas là non plus. Il n'y a rien de spécial à en dire : des meubles noirs, deux fauteuils tournés vers la télévision, un canapé en tissu d'inspiration africaine et, devant la porte-fenêtre, l'étendoir où sèchent des tee-shirts, des slips, des pantalons, des chaussettes par dizaines. Un peu partout au sol, des jouets traînent et, sur la table basse, des cahiers de coloriage, des feutres, des paquets de gommettes. Je ne range jamais sauf le soir, juste avant que Stéphane rentre. Il appelle ça du désordre. Moi, je pense que c'est surtout de la vie. Il est chauffeur de bus scolaires. Quand on s'est rencontrés, il avait dix-huit ans. Il jouait au foot. Il sortait du centre de formation et venait juste d'intégrer l'équipe réserve. Chaque semaine, j'allais au stade. J'étais là dans les tribunes à me geler en espérant qu'il entre enfin sur la pelouse, qu'au moins une fois il quitte le banc des remplaçants. Dans son survêtement rouge et or, il fixait le terrain en se rongeant les ongles.
Ma vie c’était ça et rien d’autre: les gamins le bain les devoirs les repas la vaisselle le linge et le ménage, les courses chez Ed, ou au Carrefour quand ça me déprimait trop, le cinéma une fois tous les six mois, la télé tous les soirs et basta, à quoi ça sert de se mentir, la vie c’est ça et pas grand chose de plus pour la plupart d’entre nous.
Cette sensation de tomber en poussiere soudain, de devenir liquide et de disparaitre, d`etre comme mangee de l`interieur, tordue, machee, etranglee, essoree, videe. Cette impression que tout devenait noir et froid tout a coup.
La certitude que j`ai eu d`etre vraiment seule au monde cette fois, abandonnee incapable et morte a l`interieur.
Et quand on n’était plus que nous deux, que tout était calme et retiré, alors elle me parlait d’eux. De son mari de son fils. Elle me montrait des photos et ça lui faisait du bien. Ça lui faisait du bien parce qu’ils revivaient, ses morts ses fantômes, parce que le pire c’était de les ranger dans des tiroirs. Je l’écoutais me raconter sa vie d’avant, comme elle avait été brisée, je l’écoutais et je pensais à Stéphane aux enfants et même maintenant je crois que je serais incapable de vivre sans eux.
La pluie redoublait je ne voyais plus rien. Je me suis garée sur le bas-côté le temps que cela se calme mais ça ne sait pas calmé, à force on va croire que j'exagère, que ça n'arrive jamais dans ce coin, des jours où il ne pleut pas. Pourtant c'est faux. Ça change tout le temps par chez nous, d'une minute à l'autre ça peut changer. Papa disait toujours que j'étais un ciel de mer du Nord. Versatile. Imprévisible. Capable de passer en un clin d'oeil du rire aux larmes, du gris charbon au bleu azur.
Avec Marc Alexandre Oho Bambe, Nassuf Djailani, Olivier Adam, Bruno Doucey, Laura Lutard, Katerina Apostolopoulou, Sofía Karámpali Farhat & Murielle Szac
Accompagnés de Caroline Benz au piano
Prononcez le mot Frontières et vous aurez aussitôt deux types de représentations à l'esprit. La première renvoie à l'image des postes de douane, des bornes, des murs, des barbelés, des lignes de séparation entre États que l'on traverse parfois au risque de sa vie. L'autre nous entraîne dans la géographie symbolique de l'existence humaine : frontières entre les vivants et les morts, entre réel et imaginaire, entre soi et l'autre, sans oublier ces seuils que l'on franchit jusqu'à son dernier souffle. La poésie n'est pas étrangère à tout cela. Qu'elle naisse des conflits frontaliers, en Ukraine ou ailleurs, ou explore les confins de l'âme humaine, elle sait tenir ensemble ce qui divise. Géopolitique et géopoétique se mêlent dans cette anthologie où cent douze poètes, hommes et femmes en équilibre sur la ligne de partage des nombres, franchissent les frontières leurs papiers à la main.
112 poètes parmi lesquels :
Chawki Abdelamir, Olivier Adam, Maram al-Masri, Katerina Apostolopoulou, Margaret Atwood, Nawel Ben Kraïem, Tanella Boni, Katia Bouchoueva, Giorgio Caproni, Marianne Catzaras, Roja Chamankar, Mah Chong-gi, Laetitia Cuvelier, Louis-Philippe Dalembert, Najwan Darwish, Flora Aurima Devatine, Estelle Dumortier, Mireille Fargier-Caruso, Sabine Huynh, Imasango, Charles Juliet, Sofía Karámpali Farhat, Aurélia Lassaque, Bernard Lavilliers, Perrine le Querrec, Laura Lutard, Yvon le Men, Jidi Majia, Anna Malihon, Hala Mohammad, James Noël, Marc Alexandre Oho Bambe, Marie Pavlenko, Paola Pigani, Florentine Rey, Yannis Ritsos, Sapho, Jean-Pierre Siméon, Pierre Soletti, Fabienne Swiatly, Murielle Szac, Laura Tirandaz, André Velter, Anne Waldman, Eom Won-tae, Lubov Yakymtchouk, Ella Yevtouchenko…
« Suis-je vraiment immortelle, le soleil s'en soucie-t-il, lorsque tu partiras me rendras-tu les mots ? Ne te dérobe pas, ne me fais pas croire que tu ne partiras pas : dans l'histoire tu pars, et l'histoire est sans pitié. »
Circé – Poèmes d'argile , par Margaret Atwood
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