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Citations sur Profanations (16)

La muséification du monde est aujourd'hui achevée. L'une après l'autre, progressivement, les puissances spirituelles qui définissaient l'existence des hommes – l'art, la religion, la philosophie, l'idée de nature et jusqu'à la politique – se sont retirées docilement dans le Musée. Musée ne désigne pas ici un lieu ou un espace physiquement déterminé, mais la dimension séparée où est transféré ce qui a cessé d'être perçu comme vrai et décisif. En ce sens, le Musée peut coïncider avec une cité tout entière (comme Evora ou Venise déclarées pour cela patrimoine de l'humanité), avec une région (déclarée parc ou oasis naturel) et parfois même avec un groupe d'individus (en tant qu'ils représentent une forme de vie disparue). Mais de manière plus générale, tout aujourd'hui peut devenir Musée à partir du moment où ce terme nomme tout simplement l'exposition d'une impossibilité de l'usage, de l'habitat et de l'expérience.
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Benjamin dit quelque part que la première expérience que l'enfant a du monde « n'est pas que les adultes sont plus forts, mais qu'il est incapable de magie ». Cette affirmation, faite sous l'effet de la mescaline, n'en est pas moins exacte. Il est probable en effet que l'invincible tristesse dans laquelle sombrent parfois les enfants naisse précisément de cette prise de conscience qu'ils ne sont pas capables de magie. Ce qu'ils nous est donné d'atteindre à travers nos mérites et nos efforts ne peut nous rendre véritablement heureux. Seule la magie en est capable.
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Le jeu comme organe de la profanation connaît partout une décadence. Que l'homme moderne ne soit plus capable de jouer est prouvé précisément par la multiplication vertigineuse des jeux, des nouveaux comme des anciens. En fait, dans le jeu, comme dans les danses et les fêtes, il recherche désespérément et obstinément exactement le contraire de ce qu'il pourrait y trouver : la possibilité de retrouver l'ancienne fête perdue, un retour au sacré et à ses rites, ne fût-ce que sous la forme des vaines cérémonies de la nouvelle religion spectaculaire, ou d'une leçon de tango dans une salle de province. En ce sens, les jeux télévisés de masse font bien partie d'une nouvelle liturgie ; ils sécularisent une intention religieuse qui s'ignore. Restituer le jeu à sa vocation purement profane est une tâche politique.
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Chacun d’entre nous a déjà rencontré ces créatures que Benjamin définit comme « crépusculaires » et inachevées, semblables aux gandharva des sagas indiennes, mi-génies célestes, mi-démons: « Nulle n’est assignée à un endroit précis, nulle n’a besoin de contours nets et inimitables; nulle qui ne soit en train de descendre ou de monter; nulle qu’on ne puisse prendre pour son ennemi ou pour son voisin; nulle qui n’ait atteint son âge et qui soit pourtant arrivée à maturité; nulle qui ne soit complètement épuisée et qui pourtant ne se trouve qu’au début d’un long voyage. » Plus intelligents et plus doués aussi que nos autres amis, toujours tendus vers des idées et des projets pour lesquels ils ont toutes les qualités, ils ne parviennent cependant à rien finir et restent généralement sans oeuvre. Ils incarnent le type de l’éternel étudiant et de l’aigrefin qui vieillit mal et qu’il faut bien finir, fût-ce à contrecoeur, par laisser derrière nous. Et pourtant, il y a quelque chose en eux, un geste inachevé, une grâce inattendue, un certain aplomb mathématique dans les jugements et dans le goût, une souplesse comme aérienne des paroles et des gestes qui atteste qu’ils appartiennent à un monde complémentaire, qui indique une citoyenneté perdue ou un ailleurs inviolable. On peut dire alors qu’ils nous ont porté assistance, même si nous ne savons pas comment. Peut-être cette assistance consistait-elle précisément en ce qu’ils n’offraient pas le moindre secours, en ce qu’ils nous opposaient avec obstination leur « pour nous, il n’y a rien à faire ». Mais c’est précisément pour cette raison que nous savons que nous les avons trahis.
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Les Latins nommaient Genius le dieu auquel chaque homme se trouve confié au moment de sa naissance. L'étymologie est transparente et reste encore visible dans la proximité de génie et d'engendrer. Que Genius ait eu quelque chose à voir avec engendrer apparaît d'ailleurs évident si l'on pense que pour les Latins l'objet « génial » par excellence était le lit : génialis lectus, parce que c'est là que s'accomplit l'acte de la génération. De là que le jour de la naissance était consacré à Genius ; c'est pourquoi nous le nommons encore généthliaque. Malgré l'odieuse ritournelle anglo-saxonne, désormais inévitable, les cadeaux et les banquets avec lesquels nous célébrons les anniversaires constituent un souvenir de la fête et des sacrifices que les familles romaines offraient au Genius le jour de la naissance de l'un de leur membres. Horace évoque le vin pur, le cochon de lait (…) l'agneau « immolé »(...) mais il semble qu'à l'origine il n'y avait que de l'encens et de délicieuses fougasses au mil parce que Genius, le dieu qui préside à la naissance, n'aimait pas les sacrifices sanglants.
« Il se nomme mon Génie parce qu'il m'a engendré (...) » Mais cela ne suffit pas. Genius n'était pas simplement la personnification de l'énergie sexuelle. Certes, chaque homme avait son Genius et chaque femme sa Junon qui manifestaient tout deux la fécondité qui engendre la vie et la perpétue. Mais comme il en résulte avec évidence du terme ingénium, qui indique la somme des qualités physiques et morales qui sont innées chez celui qui vient au jour, Genius était en quelque sorte la divinisation de la personne, le principe qui gouverne et qui exprime la totalité de son existence. C'est pourquoi ce n'est pas le pubis, mais le front qui était consacré à Genius ; et le geste de porter la main au front que nous accomplissons presque sans nous en apercevoir dans les moments de désarroi, quand il nous semble que nous nous sommes comme oubliés nous-mêmes, rappelle le geste rituel de Genius (latin). Et puisque ce dieu est en un certain sens celui qui nous est le plus intimement attaché, il est nécessaire de l'apaiser et d'attirer ses bonnes grâces pour chaque aspect et à chaque moment de notre vie.
Une expression latine exprime à merveille le rapport secret que chacun d'entre nous doit savoir entretenir avec son Genius : indulgere Genio. Il faut consentir à son Genius, s'abandonner à lui, nous devons lui céder tout ce qu'il nous demande, parce que ses exigences sont les nôtres, son bonheur notre bonheur. Quand bien même ses prétentions – nos prétentions – pourraient sembler déraisonnables et capricieuses, il est bon de les accepter sans discuter. Si, pour écrire, vous avez besoin – s'il a besoin – de ce papier jaunâtre, de ce stylo spécial, s'il faut précisément cette lumière pâle qui tombe de votre gauche, il est inutile de se dire que tout stylo quel qu'il soit fera l'affaire et que tout papier comme toute lumière sont bons. S'il ne vaut pas la peine de vivre sans cette chemise en lin céleste (et par pitié, surtout pas la blanche avec son petit col d'employé), si on sent bien qu'on ne peut pas s'en sortir sans ces cigarettes longues au papier noir, il ne sert à rien de se répéter qu'il n'y a là que des manies et qu'il serait temps, finalement, d'y mettre bon ordre. Genium suum defraudare, frauder son propre génie, signifie en latin : s'empoisonner la vie, se faire du tort. Genialis, géniale, en revanche, cette vie qui éloigne le regard de la mort et répond sans ambages à l'élan du génie qui l'a engendré.
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S'émouvoir, c'est sentir l'impersonnel qui est en nous.
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La passion est cette corde tendue entre nous et Genius sur laquelle se promène notre vie funambule.
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C'est justement parce qu'il tend de toutes ses forces, non à la rédemption, mais à la faute, non à l'espérance, mais au désespoir, que le capitalisme comme religion n'a pas en vue la transformation du monde, mais sa destruction.
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Ce qu'il nous est donné d'atteindre à travers nos mérites et nos efforts ne peut nous rendre véritablement heureux. Seule la magie en est capable. [...] La magie signifie précisément que personne ne saurait être digne du bonheur, que le bonheur, comme le savaient bien les Anciens, est toujours un hybris si on le rapporte à l'homme, qu'il est toujours démesure et excès. Mais si quelqu'un parvient à plier la fortune par la ruse, et si le bonheur dépend non de ce qu'il est mais d'une noix enchantée ou d'un "sésame-ouvre-toi", alors et alors seulement, il peut se dire vraiment heureux. [...] Qui connaît par enchantement la jouissance échappe à l'hybris implicite dans la conscience du bonheur, parce qu'en un certain sens, ce bonheur qu'il sait posséder ne lui appartient pas. [...] Sa joie est tout entière dans l'enchantement et on ne peut jouir consciemment et pleinement que de ce qu'on a obtenu par les chemins de traverse de la magie. Seul celui qui est enchanté peut dire moi et le seul bonheur que nous méritons vraiment est celui que nous ne saurions rêver de mériter jamais.
[...] la définition énigmatique que Kafka donne au bonheur devient transparente : la magie c'est ce qu'on appelle la vie par son nom propre et qu'elle vient, "parce que telle est l'essence de la magie qui ne crée pas mais appelle.
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Le terme de religion ne dérive pas, selon une étymologie aussi fade qu'inexacte de religare (ce qui lie l'humain et le divin), mais de relegere, qui indique l'attitude du scrupule et d'attention qui doit présider à nos rapports avec les dieux, l'hésitation inquiète (l'acte de "relire") face aux formes - et aux formules - qu'il faut observer pour respecter la séparation entre sacré et profane. Religio ce n'est pas ce qui unit les hommes et les dieux, mais ce qui veille à les maintenir séparés. Ce ne sont donc pas l'incrédulité et l'indifférence à l'égard des dieux qui s'opposent à la religion, mais bien plutôt la "négligence", c'est-à-dire une conduite à la fois libre et "distraite" - s'est-à-dire délié de la religion des normes - adoptée faces aux choses et à leur usage, aux formes de la séparation et à leur signification. Profaner signifie : libérer la possibilité d'une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou, plutôt, qui en fait un usage particulier.
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