Le chemin que suivait les Madis était aussi préétabli que le déroulement de leurs journées. Ils allaient vers l'est ou vers l'ouest par différents itinéraires ; ces itinéraires se croisaient parfois ; parfois ils étaient séparés par une centaine de milles. Un voyage dans une direction prenait toute une petite année, de sorte que ce qu'ils avaient de perception de la durée s'exprimait en termes de distances – la compréhension de cette notion fournit à Roba une clef essentielle pour entrer dans hr'Madi'h.
Que le Voyage durait depuis des siècles, peut-être des siècles et des siècles, c'est ce dont témoignait la flore que l'on rencontrait le long de la route. Ces créatures dont l'expression rappelait celle des fleurs ne possédaient rien en dehors de leurs animaux, mais laissaient quand même certaines choses sur leur passage : des excréments et des graines. Tout en marchant, les femmes avaient l'habitude de cueillir des herbes et des plantes – afram, henné, ellébore pourpre, mante – qui leur fournissaient des teintures pour leurs couvertures. Les graines des plantes tombaient en chemin, accompagnées de graines de céréales comme l'orge. Des chardons et des spores adhéraient au pelage des animaux.
Le Voyage laissait temporairement le sol à nu. Mais il faisait aussi fleurir la terre.
Non que j'ai quoique ce soit contre la haine;ça maintient en vie, ça tient chaud la nuit.C'est la haine qui t'amène ici.
La solennité de la forêt tropicale était telle qu'elle semblait, à qui s'y aventurait, beaucoup plus permanente que la savane ou même le désert. Il n'en était rien. Sur les 1 825 petites années helliconiennes que comptait une Grande Année, le système complexe de la forêt n'était pas capable de se maintenir plus de la moitié de cette période. Soumis à un examen attentif, chaque arbre révélait, au niveau des racines, du tronc, des branches et des graines, les stratégies qu'il employait pour survivre quand les cieux étaient moins cléments, quand il devait résister tout seul dans une désolation hurlante, ou attendre dans une gaine, pétrifié, sous la neige.
Elle jeta un coup d’œil vers le rivage. Elle s'en trouvait assez éloignée. Un jour, songea-t-elle, ces superbes créatures que je peux aimer, en qui je peux avoir confiance, m'emporteront loin de la vue des hommes. Je me métamorphoserai. Elle n'aurait su dire si c'était à la mort ou à la vie qu'elle aspirait.
Dans toute la population d'Helliconia, le pauk, ou visite propitiatoire aux aïeux disparus, était quelque chose d'aussi naturel que l'acte de cracher. Il n'avait pas de signification religieuse particulière, bien que son existence allât souvent de pair avec la religion. Tout comme les femmes devenaient porteuses de vies futures, les gens se faisaient porteurs des vies de ceux qui étaient partis avant eux.