Citations sur Sept mers et treize rivières (26)
Elle remua sa tête chauve toute ridée. Banesa affirmait avoir cent vingt ans, et ce, depuis au moins une bonne décennie. Comme personne au village ne se rappelait sa naissance et comme elle était plus desséchée qu'un vieux cocotier, nul ne se fatiguait à la contredire. Elle affirmait aussi avoir mis au monde un millier de bébés dont seulement trois estropiés, deux mutants (un hermaphrodite et un bossu), un mort-né et une sorte d'hybride singe-lézard-offense-au-Seigneur-enterré-vivant-dans-la-forêt-lointaine-et-sa-mère-envoyée-Allah-sait-où. Nazneen, bien que morte, ne pouvait cependant compter parmi ces échecs dans la mesure où elle était née un peu avant son arrivée.
Chanu avait sorti son calepin.
"Quand j'étais au conseil, on considérait les réunions à plus de 4 participants comme des bavardages inutiles"
Nazneen repensa à cette phrase. (...) S'il il y avait bien quelqu'un pour bavarder inutilement c'était son mari.
"Tout est possible", aurait-elle voulu crier. Sais-tu ce que j'ai fait aujourd'hui ? Je suis entrée dans un pub. Pour aller aux toilettes. M'en croyais-tu capable ? J'ai marché sur des kilomètres, peut-être même tout autour de Londres, bien que je n'en aie pas vu la fin. Et pour rentrer, je me suis adressée à un restaurant bangladais, où l'on 'a indiqué mon chemin. Oui, voilà ce que j'ai fait !
Pourquoi voudrais-tu sortir ? lançait Chanu. Si tu sors, il y aura au moins dix personnes pour dire : "Je l'ai vue dans la rue". Et je passerai pour un imbécile. Personnellement, je ne vois pas d'inconvénients à ce que tu sortes, mais ces gens-là sont tellement ignorants... Qu'est-ce qu'on peut y faire ?
A présent, tout en pliant des vêtements propres, Nazneen en vint à se demander ce qui c'était réellement passé ce jour-là, et pour quelle raison Amma croyait seulement aux mauvais esprits, et non aux bons.
"Vous trouverez un moyen, lui assura-t-elle Dieu en propose toujours. Il suffit de chercher. La prochaine fois, je viendrai avec mes fils. Ils aimeraient beaucoup revoir votre mari.
_En tant que médecin, je ne le recommanderais pas, répliqua le Dr Azad. Pour ce qui est de l'aspect religieux, je n'ai pas d'opinion.
La femme et la fille du Dr Azad se portaient invariablement bien. Il n'y avait rien à signaler de ce côté-là, sinon l'immanquable absence de la femme partie rendre visite à la fille 'aujourd'hui mariée et maman à son tour) ou à d'autres membres de la famille. La pétition de Chanu réussissait par miracle à rassembler d'autres signatures sans jamais quitter son tiroir. Nazneen ne s'étonnait plus de cette obstination mutuelle à entretenir les illusions. Ce qui l'inquiétait, en revanche, c'était la possibilité de leur effondrement. Les barrières qu'elles formaient, même pourries, n'en constituaient pas moins une protection.
Dès le lendemain, elle découpa deux piments rouges très forts qu'elle plaça, telles des grenades à main, dans le sandwich de Chanu. Ses chaussettes sales furent repliées et rangées en l'état dans son tiroir. Le rasoir glissa lorsqu'elle soigna ses cors. Ses dossiers furent bousculés quand elle remit de l'ordre dans l'appartement. Toutes les corvées ménagères - roturières au royaume du prince - se révoltèrent tour à tour. Autant de petites insurrections destinées à miner de l'intérieur destinées à miner de l'intérieur l'ordre établi.
"A mon arrivée, j'étais tout jeune. J'avais de l'ambition. De grands rêves. Quand je suis descendu de l'avion, j'avais mon diplôme dans ma valise et seulement quelques livres sterling en poche. Je pensais qu'on déroulerait le tapis rouge devant moi. J'allais entrer dans l'Administration et devenir secrétaire particulier du Premier ministre." A mesure qu'il racontait son histoire, sa voix s'enflait, emplissait la pièce. "C'était mon projet. Et puis, j'ai découvert que la réalité était un peu différente. Ici, les gens ne faisaient pas de distinction entre moi, descendu d'un avion avec mon diplôme, et les paysans ayant sauté d'un bateau avec pour seul bien les poux sur leur tête."