"Nous devrions apprendre à transformer le crime quotidien en histoire et cette histoire en conscience" a déclaré
Sergio Alvárez.
C'est exactement l'objectif de son roman torrentiel
35 morts, au style baroque inversé qui contredirait tous les
Alejo Carpentier, et un ton picaresque qui rend léger, drôle et inconfortable un discours sur une violence colombienne devenue mode de vie et de comportement, moyen d'ascension et d'échanges sociaux.
35 années, de 1965 à 2000, où la Colombie est morte au moins 35 fois : c'est le panorama historique fictionnel que met en scène l'auteur, où se tutoient plusieurs genres littéraires, roman historique, aventure, autofiction, thriller et même le genre feuilletonnesque romantique assorti des incontournables et populaires boléros colombiens. Et quand
Sergio Alvárez révise l'Histoire de son pays en mode littéraire, c'est pour mieux comprendre le présent de la Colombie.
Un narrateur, picaresque loser, toujours là où il ne devrait pas, endosse une multitude de rôles comme autant de destins colombiens possibles : il est tout à tour guérillero communiste, soldat, membre de gang, sans-abri, marionnettiste, paramilitaire, criminel en col-blanc, petit trafiquant de drogue… Sa route croise une foule de protagonistes, multipliant les histoires et les voix narratives comme autant de torrents rejoignant le même fleuve historique, le même cours de la violence, dans un rythme démesuré, aux aventures et mésaventures démesurées parce que la réalité colombienne est démesurée.
Très complémentaire du portrait au vitriol de la société colombienne et de la bourgeoisie de Bogota réalisé par
Antonio Caballero dans
Sin remedio, ce livre de
Sergio Alvárez ne critique pas frontalement la politique colombienne comme l'
Avril rouge du péruvien
Santiago Roncagliolo. L'auteur contourne avec brio cette critique politique en jouant sur le registre réaliste quotidien, sans jugement moral, mettant en avant une voix chorale de personnages qui n'ont d'autre choix pour survivre que de structurer leur existence avec la violence comme épine dorsale, tout en étant romantiques, touchants, fêtards, tricheurs, cyniques, indifférents…, un jour vivants et le lendemain morts, preuve s'il en faut qu'en Amérique Latine la fête, la violence, le machisme, l'exil, le sexe et l'oubli continuent de triompher.
Enfin, ce livre
35 morts est une terrible réponse à la génération littéraire du "boom" latino-américain (
Garcia Marquez,
Vargas Llosa,
Julio Cortázar,
Ernesto Sábato,
Carlos Fuentes et consorts) : non, la culture n'a rien sauvé en Amérique Latine nous dit
Sergio Alvárez, et la littérature n'a pas été un mode de connaissance et de transformation du monde comme le sophisme sartrien repris par les écrivains du boom l'avait affirmé. La globalisation libérale et la déliquescence des Etats et de leurs institutions sont seulement en train de parachever le processus de violence structurelle latino-américaine et de désenchantement en final de feu d'artifice quotidien.
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