[...] il arrive qu'on se croit un surhomme, jusqu'au jour où l'on s'aperçoit que comme les autres, on est mesquin, répugnant et faux.
Avec l'âge, j'ai pu constater combien de fois il arrive que des gens servant simplement d'intermédiaires conduisent l'un vers l'autre des êtres destinés à se lier d'une façon profonde et définitive, comme ces légers ponts de fortune que les armées construisent et retirent une fois l'abîme franchi.
J'ai vu des films dans lesquels l'aliénation et la solitude sont telles que les gens cherchent à s'aimer par ordinateur interposé. Et je ne dis rien de ces mascottes artificielles inventées par les Japonais, et dont j'ai oublié le nom, que l'on dorlote comme si elles étaient vivantes, parce qu'elles sont «sensibles» et qu'il faut leur parler. Quel avilissement, et qu'il est tragique de se dire que des milliers de gens en sont réduits à exprimer leur affection de cette manière! Quel jeu sinistre, alors qu'il y a tant d'enfants abandonnés dans le monde entier, et tant d'animaux nobles en voie de disparition.
Quelle horreur et quelle tristesse, ce regard d'enfant que nous avons perdu!
L’oiseau se satisfait de quelques graines, de vers de terre, d’un arbre où nicher et de grands espaces pour voler ; sa vie se déroule de sa naissance à sa mort au rythme d’une aventure qui ne sera jamais déchirée par le désespoir métaphysique ni par la folie. L’homme, en se levant sur ses deux pattes de derrière et en transformant de ses mains la première pierre effilée en hache, a jeté les bases de sa grandeur et l’origine de son angoisse. Avec ses mains et les instruments fabriqués par ses mains, il a érigé un édifice puissant et étrange qui a pour nom culture et qui a marqué le début de son grand déchirement. Il a cessé à jamais d’être un simple animal mais ne sera jamais le dieu que son esprit lui suggère. L’homme est un être duel et malheureux, qui se déplace et vit entre la terre des animaux et le ciel de ses dieux, qui a perdu le paradis terrestre de l’innocence, sans avoir pour autant gagné le paradis céleste de la rédemption.
En tout cas et quoi qu'il en fût, c'était sûrement à la paix qu'il aspirait, c'était de cela qu'il avait besoin, ainsi que tout créateur, que tous ceux qui sont nés avec la malédiction de ne pas se résigner à la réalité qui leur a échu de vivre, et pour qui l'univers est horrible ou tragiquement provisoire et imparfait. Car il n'est pas de bonheur absolu, se disait-il. À peine nous est-il donné en de fugaces et fragiles moments, et l'art est une façon d'éterniser (de chercher à éterniser) de tels instants d'amour ou d'extase. Car toutes nos espérances se transforment tôt ou tard en réalités bancales. Car nous sommes tous déçus d'une façon ou d'une autre ; et si nous réussissions en quelque chose, nous échouons en telle autre ; la déception est la destinée inéluctable de tout être mortel. Car nous sommes tous seuls, ou nous finissons toujours par l'être un jour : amant sans la partenaire aimée, père sans ses enfants ou enfants sans leur père, et le révolutionnaire pur face à la triste matérialisation des idéaux qu'il a jadis défendus au prix de sa souffrance et d'atroces tortures. Car la vie est un continuel rendez-vous manqué ; et si nous rencontrons quelqu'un sur notre chemin, nous ne l'aimons pas quand il nous aime, ou nous l'aimons quand nous ne sommes plus aimé, ou bien quand la personne est morte et que notre amour est devenu vain.
Mais j'ai aussi mille fois affirmé que l'homme n'est pas explicable ou qu'il faut en tout cas chercher ses secrets non dans ses raisonnements conscients, mais dans ses songes et ses délires.
En réalité, j'ai toujours pensé qu'il n'existe pas de mémoire collective, ce qui pourrait être pour la race humaine une manière de se défendre.
Il y a des jours, comme aujourd'hui, où je me lève avec une espérance folle, des moments où je sens que les possibilités d'une vie plus humaine sont à portée de nos mains.
Tous les jours, de quatre à six, on avait nos cours. Les plus instruits enseignaient, les autres apprenaient : la grammaire, l'arithmétique, l'histoire, la géographie, la politique, le quechua. Il y avait même des cours de nuit, mais facultatifs, pour ceux qui voulaient en apprendre davantage et qui avaient le plus de résistance. Le Che donnait son cours de français. Il ne s'agit pas de donner des coups de fusils, disait-il, ce n'est pas tout de faire le coup de feu. Un jour, si nous gagnons cette guérilla, certains d'entre vous devront être des dirigeants. Les cadres ne doivent pas seulement avoir du courage, ils doivent se développer idéologiquement, ils doivent être capables de faire des analyses rapides et de prendre des décisions justes, ils doivent être capables de fidélité et de discipline. Mais il disait qu'il fallait surtout constituer l'exemple de l'homme nouveau auquel nous aspirons dans une société juste.
J'aurais créché chez Nothomb.