L'Arche - Le Bal

...un tic que j’ai souvent observé chez les personnes âgées et qu’il faut sans doute mettre au débit d’une sénilité approchante, mais que je ne peux m’empêcher de traduire en symbole de l’angoisse d’un être au seuil du grand vide, qui cherche un dernier raccord avec le monde dans le contact rassurant et répété avec une matière solide.

Si j’avais pu avoir une fille, j’aurais aimé qu’elle soit comme elle. Si j’avais eu une fille, elle aurait été comme elle. Elle aurait été comme elle et je l’aurais aimée tendrement, sans savoir lui dire peut-être. J’aurais aimé en silence sa beauté fragile, son intelligence toujours en éveil, l’éclat charbonneux de ses grands yeux sombres aux éclats de diamant. Mais je suis là, cloué au sol par l’épieu brûlant de ma blessure, et je suis incapable de lui communiquer la chaleur douce de cet amour.

Entre Frolle et moi les conversations sont rares, et sexuellement nous n’avons plus de rapports depuis ma maladie, mon alitement, ma courte hospitalisation, ma longue convalescence, comme si cet épisode eût élevé un mur infranchissable et définitif dans notre vie privée. Mais, je dois bien l’avouer, il n’y a jamais eu de véritable entente physique entre nous, jamais de véritable amour. Et la maladie a pu lui sembler un bon prétexte pour transformer en fait établi une situation dont les germes grandissaient depuis longtemps, si ce n’est depuis toujours.

Frolle est ma femme, elle est belle, grande, froide, un corps de statue, dix ans plus jeune que moi. Trop pâle aussi, surtout maintenant qu’elle néglige de se maquiller, totalement absorbée par ces activités forcenées d’aide-soignante. Elle a fait jadis des études d’infirmière et c’est elle qui a proposé aux autorités d’ouvrir notre demeure aux blessés de l’arche. C’est à elle donc que je dois le désordre actuel de ma vie. Mais je ne lui en veux pas. Je sais bien que dans cette ville de province montagnarde, Frolle s’ennuyait. Maintenant elle ne s’ennuie plus, elle rattrape au contraire dans ce dévouement actif, que je juge forcé, ostentatoire même, les trois ans d’immobilisme dont je lui suis redevable.

Le travail de l’arche emplit la ville d’une rumeur qui ne cesse jamais, faite du choc des marteaux et des masses, du grincement des poulies, du raclement de mille truelles baveuses, du grondement des bennes qui déchargent leur cargaison de moellons, du crissement rouillé des grues, du ahanement multiple des ouvriers qui peinent. Il n’y a jamais un instant de silence dans la ville, jamais un moment de paix, jamais le souffle d’une heure creuse, jamais de dimanche. La ville est devenue la ville de l’arche, le bruit de l’arche est devenu le bruit de la ville. Et ses habitants s’y sont habitués.