En définitive, la seule personne à peu près normale de notre bande, c'est April. Elle déteste presque autant Senna que Senna déteste Jalil. Pourtant, elle est douce comme un agneau. Elle a une chevelure rousse magnifique et des yeux d'un vert incroyablement pur. C'est un modèle de fille modèle. C'est l'amie dont on rêve. C'est la preuve vivante qu'on peut avoir la foi, être moralement irréprochable et rester une fille épatante.
J'adore quand elle me lance des piques. Et elle adore ça. Mais il n'y a aucune chance pour qu'on sorte ensemble un jour: elle est trop bien pour moi. Aucune fille sur Terre ne lui arrive à la cheville.
— Et alors ? Tu crois que mon ancienne vie me manquerait tant que ça ? Qu’est-ce que je laisserais derrière moi, hein ? Des parents ivrognes, un frangin que je déteste et un avenir tout tracé. Un boulot sans intérêt, un mariage raté, des gosses qui sombrent dans la drogue, un début de calvitie à quarante ans, l’infarctus à cinquante et le cancer de la prostate à soixante. Le scénario classique de l’Américain moyen. Et le pire, c’est que ça m’aurait plu. Je suis un gars simple à la vie simple, April. Je me serais contenter de mener une existence pépère, avec ses petits soucis et ses petites joies. Tu te souviens comme on s’est fichus de David, moi le premier, quand il critiquait le monde des adultes ? Eh bien, je ne suis pas comme lui, je n’ai pas l’âme d’un héros, mais je sais seulement que cette vie-là ne me tente plus, voilà tout.
Je me suis concentrée sur moi-même, je me suis fondue en moi-même. J’ai attiré mon corps à mon esprit, mon esprit à mon corps, je me suis recomposée.
J’ai ouvert le passage.
En un éclair, en un instant il s’est ouvert. J’étais la voie. J’étais ce tunnel entre les deux univers, mon corps était creux, mon esprit pouvait sentir et voir les deux univers simultanément, et bien d’autres mondes qui les côtoyaient.
L’extase ! Une montée incroyable, indicible de bien-être. Comme un drogué sentant la drogue se répandre dans son sang, un alcoolique avalant sa première gorgée d’alcool. Oh, j’aurais voulu crier, perdre le contrôle de moi-même pour laisser aller le plaisir. C’était mon corps, c’était mon esprit, c’était le sexe, l’argent, le pouvoir, la revanche, le triomphe, tout ça réuni.
Le seul endroit intéressant pour moi, à partir de l’âge de huit ans, était cet établissement psychiatrique, où les fous s’asseyaient dans une petite cour extérieure pour aller fumer et laisser les médicaments agir et se battre contre leurs démons intérieurs. Je ne me suis jamais considérée comme l’une des leurs, mais je me suis toujours demandé s’ils n’entrevoyaient pas ce que j’étais la seule à distinguer clairement.
J’aimais les fous. J’avais été attirée par la folie de Jalil.
Mais cette affection ancienne que j’avais éprouvée pour lui ne m’empêcherait pas de lui faire du mal maintenant.
J’étais devant chez lui, dans une rue sombre. Et la chose ou la personne qui m’empêchait de l’atteindre à Everworld ne pourrait rien pour lui ici.