Citations sur Quai des enfers (28)
La Seine était en crue. Steph avait jeté comme de coutume en arrivant un œil à l’échelle d’Austerlitz, qui indiquait un mètre soixante dix. Le lit normal de la Seine atteignait moins d’un mètre. Le courant, de 3,4 kilomètres, était assez fort. La couleur verte était bonne pour les dépliants touristiques. Dans le meilleur des cas, on aurait pu comparer la Seine à du café liégeois. Dans le pire, à un enfer boueux où l’on n’aurait pas reconnu sa mère à cinquante centimètres. Chacun le ressentait : voilà pourquoi ils amorcèrent le chemin du retour, l’esprit tendu vers le climat chaleureux de la salle commune, où flotterait encore un parfum de hachis parmentier. Si le vent venait de l’est.
Avec la vitesse, Paris avait des allures de fête foraine. Des lumières blanches, jaunes, bleues et rouges zébraient les quais, campant un autre monde : celui de la ville. Car sur la Seine, les policiers de la Brigade fluviale appartenaient à un royaume à part. Un royaume flottant. Quand ils remontaient le fleuve la nuit, ces hommes se savaient explorateurs modernes, chanceux de jeter sur la ville un regard vierge.
Ils connaissaient Paris comme personne — dans ses profondeurs — et scrutaient son sang. Plus secret que les ruelles insoupçonnées, plus intime que les vagins des immeubles. La Seine emportait les histoires les plus tues, les plus sordides, charriait le tourisme et la mort. Les policiers, penchés sur ses pulsations, ressentaient son rythme, son humeur. Pour l’instant, tous communiaient en un vœu : ne pas avoir à plonger. L’eau était à 6 °C. De quoi redouter le corps à corps.
— La place Dauphine et son triangle... d’après André Breton. »
Des trois policiers du Cronos, aucun n’eut le temps de commenter les étranges paroles de Rémi. Leur instinct fut comme pris à la gorge. Là, au pied du quai des Orfèvres, à l’escale même, flottait dans la pénombre plus qu’une menace : un mauvais pressentiment. Bardée des éclairs argentés des reflets, l’apparition se dévoilait avant d’être dévorée par la nuit.
« Putain, c’est quoi ce bordel ! »
Ils connaissaient Paris comme personne — dans ses profondeurs — et scrutaient son sang. Plus secret que les ruelles insoupçonnées, plus intime que les vagins des immeubles. La Seine emportait les histoires les plus tues, les plus sordides, charriait le tourisme et la mort. Les policiers, penchés sur ses pulsations, ressentaient son rythme, son humeur. Pour l’instant, tous communiaient en un vœu : ne pas avoir à plonger. L’eau ne dépassait pas 6 °C. De quoi redouter le corps-à-corps.
Avec la vitesse, Paris avait des allures de fête foraine. Des lumières blanches, jaunes, bleues et rouges zébraient les quais, campant un autre monde : celui de la ville. Car sur la Seine, les policiers de la Brigade fluviale appartenaient à un royaume à part. Un royaume flottant. Quand ils remontaient le fleuve la nuit, ces hommes se savaient explorateurs modernes, chanceux de jeter sur la ville un regard vierge.
« Qui sont les seuls pingouins à se geler les os ? Je crois que je vais me fâcher contre la pluie si elle ne fait que glacer mes doigts de pied ! »
Steph frappait ses mains l’une contre l’autre, comme pour exorciser l’engourdissement. On aurait dit le dernier skieur de la journée en train d’applaudir de froid, coincé sur un télésiège. Il lançait un regard évident à Hervé, le pilote.
« Je crois surtout qu’on va rentrer à la base, y a pas un Parisien pour tâter du froid ce soir, à part nous. Allez les gars, au sec ! »
« Putain de temps ! »
Fidèle à lui-même, Phil faisait dans l’art oratoire. Longeant les péniches, les policiers guettaient les ombres agitées. Mais les ombres restaient muettes. La longue Maglite noire créait d’éphémères lunes rousses, se baladant sur les péniches. À 1 h 30 du matin, l’équipage de la Brigade fluviale aurait pu se croire abandonné des dieux.
La ronde de nuit n’était pas une croisière, la Seine suintait, fleuve de pétrole qui poissait l’âme.
La pluie redoublait, les visages rivalisaient de grimaces avec les gargouilles de Notre-Dame. Au niveau du port d’Auteuil, ils virèrent bord pour bord.
Les souvenirs remontèrent un à un à la surface : là, une noyée qui ne s’était laissé aucune chance, le sac à dos plombé de poids de plongée ; ici, la recherche d’un 357 Magnum qu’un malfrat aurait jeté ; plus loin, la découverte laborieuse, dans les tréfonds de la vase — qu’il remuait comme les strates boueuses de la mémoire —, d’un bocal vaudou renfermant les tripailles d’un inconnu mêlées à un capharnaüm infernal : épingles, miel, sang séché, bout d’étoffe et mèche de cheveux bouclés. La Seine charriait les secrets de ceux qui avaient voulu noyer leur chagrin. Et eux, ils devaient faire parler ces secrets. Quitte à affronter leurs propres démons.