Bleu de chauffe

Je n'insistais pas, le coup des ASSEDIC ça ne l'intéressait pas, lui il était content d'avoir du boulot, de pouvoir envoyer du blé là-bas pour qu'il achète du riz

Je n’avais pas peur, simplement c’était ma première journée de boulot et je ne voulais pas commencer par un baston avec des jeunes. D’autant qu’on est vite taxé de racisme et tout ce qui s’ensuit, même si au départ vous étiez plutôt de leur côté ; on s’énerve, ensuite on ne se contrôle plus, on dit des trucs qu’on ne pense pas, on tape sur qui on ne devrait pas et ça peut devenir un bordel monstre, avec des barbus qui s’en mêlent, Sur le Coran et tout le bataclan. Plus on se débat, plus on s’enfonce dans une fausse guerre puante. C’est vicieux comme truc, marécageux. Ici c’est quand même un peu la jungle, ils ont crevé l’œil du gardien puis ils l’ont jeté dans la Marne, pas l’œil, le gardien.

J’ai fait demi-tour.
Ils m’ont rattrapé.

Je n’ai pas eu le temps de finir ma phrase que le type était déjà loin, il courait vers les cages d’escalier avec la moitié de mon portable. Je me suis élancé à sa poursuite. Ils ont surgi aussitôt à une dizaine, une bande de fantômes noirs et faméliques en jogging et capuche sur la tête. Je connais un peu les ambiances : j’étais dans la merde, il fallait que je m’arrache. Sans courir, parce que chez les fauves la fuite déclenche immédiatement l’instinct de poursuite.

Le premier jour où j’ai travaillé pour Dolto, dans une cité, je me suis fait agresser. Un jeune a surgi de derrière un mur, il m’a tapé sur la tête et il m’a arraché mon portable. C’était l’heure du déjeuner, j’étais en communication avec ma femme, je lui parlais tranquillement : « Faut voir l’endroit ma chérie, on se croirait à la préhistoire, après la fin du monde, les mecs doivent faire des feux la nuit avec les branches parce que tout est cramé ici, même les arbres, j’te jure, y aurait des photos à faire. »

On le voyait de temps à autre, il s’amenait au volant de la camionnette de sa boîte et Dolto lui faisait faire le tour du chantier. Il devenait anormalement sympa, Dolto, quand il était avec Dujardin, il s’adressait à moi avec gentillesse, il me tapait sur l’épaule :
« Demande à Daniel, hein Dan, tu l’as vu l’ours, toi ? »
Je ne savais pas trop quoi répondre parce que déjà à cette époque-là ce n’était plus l’embellie entre Dolto et moi. Bien sûr que je l’avais vu, l’ours, il y avait longtemps, et pas un petit ours comme le leur. Mais c’était mon passé. Mieux valait ne pas l’évoquer avec ces gars-là.

Dujardin, lui, au départ, je l’aimais bien. Ce n’était pas le mauvais gars. Il était chef d’équipe dans une boîte de sanitaire à Maisons-Alfort, et puis, séduit par le personnage, il s’est mis à fréquenter Dolto et ils sont devenus copains comme cochons. Il aurait dû se méfier Dujardin, mais c’était un naïf, trop heureux que Dolto lui fasse le grand honneur de bouffer chez lui.

Mais je ne vais pas le lâcher. Il m’en a trop fait baver. À cause de lui si j’écoutais mon toubib je ne pourrais plus baiser normalement. Mais mon toubib je ne l’écoute plus, je fais semblant d’entendre ce qu’il me dit et dès que j’ai acheté les médocs je les enferme dans l’armoire et je n’y touche plus. C’est vachement dangereux les médocs pour la baise, n’empêche.

Maintenant je comprends comment je me suis fait avoir. Comment il est en train d’essayer de niquer tout le monde dans une dernière magouille à l’arraché. Et comment Dujardin, son associé, va se retrouver dans une impasse financière infernale avec perte sèche de cent vingt patates sans pouvoir rien prouver juridiquement.

« Tu seras mes yeux et mes oreilles sur les chantiers, Touré, et si tu me répètes fidèlement tout ce qui se dit dans mon dos, je te donnerai une prime à chaque fin de mois. »