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Critique de Creisifiction


Comment classer cet ouvrage ? Roman ? Long poème en prose ? Fiction autobiographique?.. Démarche inutile à mon sens : il serait préférable de ne pas faire rentrer cette gemme brute dans un écrin trop réducteur. Car MALINA est avant tout une ode à la liberté de création, l'un de ces objets littéraires se déployant selon leurs propres règles de construction, et qui ne peuvent laisser indifférent aucun lecteur…
Le roman s'ouvre sur une présentation pourtant assez classique de ses protagonistes, qu'on devinerait volontiers impliqués dans l'un de ces scénarii trop souvent rebattus du «triangle amoureux», chacun étant introduit par une brève notice (né à.., domicilié à…, travaille dans…), le tout faisant d'ailleurs drôlement penser aux didascalies initiales d'une pièce de théâtre. Deux personnages masculins sont ainsi présentés, Ivan et Malina (ce dernier bizarrement affublé d'un prénom féminin), Béla et András, les enfants du premier, âgés de 5 et 7 ans, la narratrice enfin, désignée non pas par son prénom, mais par un «Moi» anonyme que l'on suppose pouvoir aussi désigner l'auteure (d'autant que comme celle-ci, « Moi » serait née à Klagenfurt, a les yeux bruns, cheveux blond…). Ingeborg Bachmann insistera cependant, à maintes reprises, à exclure véhément toute dimension autobiographique à son roman…
Après les « Personnages », arrive logiquement le «Lieu» : Vienne. Puis le «Temps», naturellement. Inscrivant tout d'abord, «Aujourd'hui», la narratrice déclare qu'il lui sera toutefois «laborieux», voire par moment impossible, de respecter une telle unité de temps. «Aujourd'hui» étant en l'occurrence, pour celle qui le «traverse en toute hâte», «trop démesuré, trop bouleversant», si bien qu'elle se sent incapable de le circonscrire systématiquement ou de manière linéaire. Et, dit-elle, si elle arrivait malgré tout à écrire quoi que ce soit sur cet « aujourd'hui », encore faudrait-il l'effacer aussitôt, comme on devrait, rajoute-elle, «déchirer, froisser, laisser inachevées, inexpédiées, les lettres réelles, parce qu'étant d'aujourd'hui, il n'est pas d'aujourd'hui où elles puissent être reçues»*
*{ Normal, en 1970 l'on n'était pas encore à l'ère des «mails», pourraient à juste titre retorquer certains d'entre nous !! – Il ne faudrait pas pour autant, je trouve, s'empresser de discréditer cette proposition, sous prétexte d'un progrès technologique majeur intervenu entretemps, l'ayant rendue soi-disant caduque et signant, par la même occasion, l'arrêt de mort à presque toutes les formes postales classiques d'échanges épistolaires (qui écrit encore des lettres personnelles aujourd'hui ??). Dans tous les cas, l'image garde toute sa pertinence quant à la nature et à l'intensité du sentiment d'urgence interne éprouvé par la narratrice, et puis, ne serait-il pas tout aussi illusoire de croire qu'on peut désormais communiquer enfin sa subjectivité «en temps réel», grâce à l'Internet ? Toujours est-il que dans le roman, de nombreuses tentatives épistolaires verront le jour, des lettres à profusion, brouillons froissés, recommencés, courriers inachevés et jamais expédiés, envahissant l'emploi du temps et le bureau de la narratrice, illustrant parfaitement cet impératif paradoxal et vital d'écrire chez elle… Aussi Ingeborg Bachmann laissera-t-elle à sa mort quantité de textes inachevés et un nombre incalculable de feuillets épars qu'on continue encore à ce jour à exhumer et à analyser. Enfin, pour clore cette longue parenthèse postale, dans son roman, l'auteure avouera sa fascination pour la personnalité du célèbre facteur autrichien Otto Kranewitzer, condamné "injustement" pour malversation et abus de confiance après avoir inexplicablement cessé de distribuer le courrier, et l'avoir entassé chez lui pendant des mois alors même qu'il n'avait strictement rien ouvert ou subtilisé.. !}
Ainsi, brisant volontairement toute unité temporelle, brouillant les pistes et l'étanchéité séparant d'ordinaire les genres narratifs, libre de toutes contraintes, l'auteure semble-t-elle s'autoriser à nous livrer à l'état brut sa voix la plus personnelle et intime ( dont le corollaire musical figurant à différents passages du récit ne sera autre que celle du «Pierrot Lunaire» de Schoenberg, avec son « sprechgesang» particulier, curieux et imprévisible «parlé-chanté»..). Sans retenue donc, sans aucun filet de sécurité non plus, portée par sa narratrice et avatar, «Moi», elle nous invite à quitter abruptement la tranquille vallée des certitudes quotidiennes (« huit heures de travail ou un jour de congé, tel ou tel trajet, quelques courses, la lecture du journal, le thé, un oubli, un rendez-vous..») pour l'accompagner errer dans ces régions de l'esprit où l'atmosphère intérieure se raréfie, quelquefois à la limite du respirable («Le troisième homme»), périple jamais tout à fait balisé, sachant d'emblée l'impossibilité d'en retranscrire son tracé précis, nos vérités les plus personnelles et essentielles, celles qui nous ont façonnés en une monade unique et irréductible étant, n'est-ce pas, celles aussi dont on ne peut justement donner aux autres aucune preuve irréfragable ou définitive…
Chez Ingeborg Bachmann, âme passionnée et à fleur de peau, écorchée, création et destruction paraissaient indissociables. Femme séduisante et séductrice, indépendante et naturellement douée, qui n'aura jamais caché «aimer les hommes», elle aura cherché au travers de ses nombreuses «amitiés amoureuses» masculines - dont le lien qui l'unissait au poète Paul Celan fut sans aucun doute la plus intense -, à la fois un agent indispensable à son inspiration créatrice et une planche de salut à ses tentatives de ramener à la lumière cette partie d'elle-même restée, selon une formule devenue récurrente chez elle, dans le «cimetière des jeunes filles assassinées». Ingeborg Bachmann ne réussira pas en effet, jusqu'au bout, à effacer complètement les séquelles laissées par les traumatismes subis durant son adolescence, liés au rôle funeste joué par l'Autriche durant la Deuxième guerre mondiale et à l'éducation reçue de son père, fervent protestant, admirateur de l'idéologie nazie et adhérent du parti national-socialiste dès le début des années 30, ainsi que par ceux provoqués, au tout début de sa vie de jeune femme, à Vienne, par le silence insupportable autour de l'histoire récente dans lequel son pays natal était plongé, essayant à tout prix de faire passer l'Autriche aux yeux de la communauté internationale pour «la première des victimes de l'Allemagne nazie».
«Un jour viendra où nos maisons s'écrouleront, les voitures ne seront que ferraille, nous serons délivrés des avions et des fusées, nous aurons renoncé à l'invention de la roue et à la fission de l'atome, un vent frais descendra des collines bleues gonfler nos poumons, nous serons morts et nous respirerons, ce sera la vie entière.»
À la lecture de MALINA, pour peu qu'on se soit intéressé à la histoire même et au parcours de son auteure, et ce malgré toutes les mises en garde que celle-ci n'aura cesser d'apporter, il paraît difficile d'éviter de penser et de faire un parallèle entre la vie d'Ingeborg Bachmann et son premier roman. Quid d'Ivan ou de Malina ? le premier ne pourrait-il pas constituer un reflet fictionnel de l'écrivain suisse Max Frisch, avec lequel elle aura entretenu une longue liaison passionnée, avant que ce dernier quitte femme et enfants (deux, comme Ivan..) pour venir la rejoindre à Rome, ville où Ingeborg Bachmann s'était réfugiée depuis plusieurs années, et où, à l'instar de sa narratrice, elle avait certainement dû passer beaucoup de soirées à attendre «le son de sa voix, à côté du téléphone, en fumant cigarette après cigarette».. ? Et Malina, ne pourrait-il incarner le fantôme de Paul Celan, l'âme-frère, son amour le plus inconditionnel et fidèle, initié en 1948, jamais tout à fait accompli, jamais interrompu non plus avant ce jour à Paris où le poète, fatigué de vivre, s'était abandonné dans la Seine (encore un évènement tragique dont Ingeborg ne se sera jamais tout à fait remise), âme-soeur aussi, fusionnelle, reflet toujours disponible à portée de main et de miroir (d'où son prénom féminin, Malina?..).
D'autres niveaux de lecture pourraient certainement être aussi envisagés à la lecture du roman : s'agirait-il plutôt d'élucubrations purement imaginaires d'une femme vivant, pourquoi pas, toute seule dans son appartement ? « En gros le lieu est Vienne », nous apprend la narratrice, cependant «l'unité de lieu» se résumerait en vérité «à une seule rue, mieux que cela, à un fragment de la rue de Hongrie : c'est là que nous habitons, Ivan, Malina et moi » (!) ? D'une fantasmagorie autour de quelques-uns des paradoxes constitutifs du désir, ici dans sa version féminine, entre d'un côté le besoin d'assurance, de protection venant d'une figure masculine fiable et raisonnable - «mari », ou celui qui en ferait office- , et, d'autre part, l'exaltation d'un amour-passion, de cette urgence et de cette dévotion des sens qui ne s'expliquent pas, incarnées dans le roman par le fantasme idéalisé de l'amant auquel on s'abandonne sans concession, «échue sans mots», tremblant d'un désir impérieux et en même temps de l'attente et la peur d'être subitement délaissée? Faire coïncider ces deux images sur un seul et même support, en voilà bien une manoeuvre qui peut s'avérer parfois délicate à négocier pour la psyché féminine... ! La psychanalyse freudienne pourrait également y trouver un terrain favorable à sa grille de lecture, notamment en ce qui concerne la problématique de la triangulation oedipienne (la deuxième partie du roman consiste en une longue succession de rêves autour des figures parentales archaïques, dominés par l'omniprésence terrifiante du père et, accessoirement, la mère), ou encore la dynamique particulière aux déchirures irréparables provoquées dans le tissu psychique par les traumatismes précoces, enfermant le sujet dans un cercle de répétitions incontournables et d'obsessions envahissantes («Je ne peux pas lui parler de pareille insanité, et comme je ne peux pas lui parler de meurtre, j'essaie seulement de crever, de brûler cet abcès, pour Ivan, je ne veux pas rester vautrée dans cette obsession du meurtre, avec lui je devrais parvenir à l'éliminer, qu'il la prenne sur lui, qu'il me sauve », nous confiera la narratrice, pourtant alors en pleine idylle amoureuse).
Comment se reconstruire sans détruire ? Comment ériger du nouveau autrement que sur les ruines d'une autre chose, de quelqu'un d'autre ou de soi-même ? Voilà tout le dilemme, et en même temps la source vive de cette écriture.
Quoi qu'on en pense et analyse, MALINA reste avant tout une oeuvre dédiée à cette impasse, sorte de retable baroque lyrique et ténébreux, un tryptique comportant un panneau central (« Des Fins Dernières») et deux volets mobiles (« le Bonheur » et « le Troisième Homme »), tableaux saisissants à la fois de l'exaltation de la passion amoureuse et créatrice, et des stations de la via crucis personnelle de son auteure : un « Exsultate Jubilate » se terminant par la descente de croix de son corps mystique.
Un roman, en fin de compte, qu'il ne faudrait peut-être pas chercher à tout prix à «comprendre» rationnellement.
Je crois que souvenir que j'en garderai, en tout cas, sera celui d'un essai insensé de sismographie émotionnelle servi par un langage poétique fulgurant et fragmentaire, déployé ici (et superbement traduit par Philippe Jaccottet) sur un fond de ciel noir et tourmenté, certes, mais serti de brillants; le souvenir enfin d'une femme exceptionnelle à la destinée émouvante, emblème mélancolique de toute une époque et génération, de sa force de caractère et de sa grande fragilité, et qui m'aura, moi aussi, fasciné.
Je suis d'ailleurs absolument convaincu, jusqu'à preuve en contraire, que c'est à elle que s'adressait Paul Celan en écrivant ceci : «Si grand était son amour pour elle qu'il aurait suffi à faire sauter le couvercle de son cercueil – si la fleur qu'elle y avait déposée n'avait pas été si lourde.»
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