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Critique de 4bis


4bis
24 février 2024
Si l'on en croit la Genèse, nous avons pour père à tous Abraham, celui dont la semence engendre la multitude. Lointain descendant de Noé, Abraham traversa, pour parvenir à cette fertilité miraculeuse différentes étapes visant à le dissocier des matrices qui l'avaient constitué. Ainsi, pour reprendre très vite le récit biblique, il quitte la terre de son père qui ne voyait plus que stérilité. Il change de nom, il est circoncis. Son épouse Sarah change de nom. Il est établi dans son rôle d'époux. Il élève son fils Isaac en offrande au divin. Se faisant, Abraham s'abstrait d'abord des liens de possession dans lesquels le tenait son père, s'incarne ensuite dans ceux qui le lie à sa femme consacrée autre, renonce enfin à ceux qui faisaient d'Isaac sa chose. C'est en déliant, un à un, ce qui l'unissait à ce qu'il n'était pas qu'Abraham suit son désir propre et advient à lui-même. Et c'est seulement alors qu'il sera celui dont il porte le nom « père d'une multitude de nations ».

Cette lecture de la trajectoire d'Abraham, la manière dont on peut la relier à celle des fils de Noé, à la naissance d'Adam et Eve et à celle, bien après, du Christ constituent l'essentiel du propos du Sacrifice interdit. Renouant avec le texte en hébreu, et en proposant une traduction souvent au plus proche du littéral, Marie Balmary lit l'Ancien Testament comme une parole racontant l'accès à un sujet constitué, un Je en lui-même.

Prenant Abraham dans la constellation de ses relations avec ses ascendants, ses frères, soeur et cousins, elle expose la manière dont la naissance à soi est entravée du poids des générations antérieures, des places fossilisées, des assignations par une faute passée dont on porte la peine. Utilisant tant son expérience de psychanalyste que sa connaissance des textes bibliques, elle écoute les versets, les répétitions, les étymologies ; elle y décèle des motifs à l'oeuvre, la trame d'une naissance en train de se faire et propose, dans la pure tradition rabbinique une exégèse nouvelle.

Mais à quoi bon, me demanderez-vous ? « On ne saurait surestimer l'importance de [la Genèse]. Toute notre culture y est adossée et il paraît difficile de devenir professeur, médecin, architecte, sculpteur, peintre, musicien, homme de lettres, philosophe, et encore historien, sociologue, psychologue…, sans avoir pris connaissance du récit biblique des origines. Qu'on le prenne pour un mythe archaïque, un récit structural ou quoi que ce soit d'autre, il est nécessaire à l'intelligence de notre passé, il a façonné notre anthropologie. » écrit Marie Balmary à la fin de le sacrifice interdit. C'est ainsi qu'elle justifie le voyage qu'elle entreprend, comme psychanalyste, dans les textes sacrés : « il n'est pas de mon propos de donner à croire. J'enquête seulement dans nos mémoires ; ces écrits que j'y trouve, je n'y cherche qu'une seule chose : discerner s'il s'agit véritablement d'événements de la parole pour la conscience. »

Après ma lecture de de la génération : enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, je pondèrerais le place anthropologique de ces racines textuelles et n'oublierais pas qu'elles ne constituent pas l'alpha et l'oméga de nos origines. Ni dans le texte frustre qu'est cet Ancien Testament ou Bible hébraïque et auquel il faut revenir comme à la source, ni, encore moins, dans la longue tradition de commentaires rabbiniques, patristiques ou pontificaux que ce texte a généré au fil des partitions religieuses, des motivations politiques, d'enjeux souvent bien séculiers. C'est d'ailleurs une part de ce qui m'a gêné dans cette lecture : que la Genèse soit implicitement posée en fondation unique, universelle d'une humanité qui ne pouvait se définir que par elle.

Mais il ne faudrait pas que cette réserve masque l'intérêt que j'ai pris à cet ouvrage ni son originalité. Car une psychanalyste qui commente la Bible a tout de l'anomalie : rien en effet dans les écrits freudiens ne semble indiquer qu'il faille relier les deux. Bien au contraire, à de nombreuses reprises, Freud écrit sa défiance du fait religieux, la manière dont il conçoit croyances et foi comme des forces empêchant l'homme de parvenir à véritablement trouver sa place dans le monde. Il écrit par exemple dans les nouvelles Conférences sur la psychanalyse en 1932 : « La science est susceptible de perfectionnements imprévisibles, la conception religieuse du monde, non : cette conception, dans ses parties essentielles, reste immuable, et si elle fut erronée, elle le demeurera à jamais » (cité par Marie Balmary).

Ayant préalablement travaillé sur la biographie de Freud, Marie Balmary a pour elle, comme tout psychanalyste honnête me semble-t-il, de ne pas prendre pour argent comptant l'intégralité de la théorie freudienne mais de lui opposer ses angles morts. Ainsi, elle remet en cause la structuration de notre inconscient autour d'une seule mythologie grecque comme tend à le penser Freud, postule que l'histoire d'Oedipe n'est pas la seule qui parle à notre humanité et que si Freud lui accorde une place centrale, c'est qu'il n'a pas dépassé sa propre impossibilité à vivre son existence pour lui tant que sa propre mère n'est pas défunte. Sur cette remarque, Marie Balmary fonde la possibilité d'inclure aux mythes de nos origines la Genèse et l'accession d'Abraham à lui-même tout particulièrement.

Après tant de lectures déconstruisant, historiciser les conditions de naissance de la psychanalyse et les relier aux éléments biographiques de son fondateur n'allait pas me défriser et j'ai trouvé qu'il était plutôt habile de relire la défiance de Freud à l'endroit des religions comme le signe d'un refoulement. Il faudrait lui ajouter, ce que Marie Balmary ne fait pas, la recherche d'une notabilité pour cette nouvelle discipline, notabilité qui passe, au début du 20e siècle, par le revêtement d'un caractère aussi scientifique que possible et une grande prise de distance d'avec tout ce qui ressort de la croyance.

Freud écouté lui aussi et entendu comme souffrant d'une matrice dont il n'a pu se défaire, voilà donc Marie Balmary à même de voir dans le récit de la Genèse celui d'une libération par la parole. de nous donner une définition de l'humain comme celui qui doit se garder du même, se garder d'être tout entier producteur de sa propre loi, veiller à voir dans l'autre ce qu'il ne sait pas et qu'il ne doit pas savoir, l'irréductible étrangeté comme un manque qui le meut.

C'est intéressant mais cela a pour moi un air de pâle redite de la merveilleuse réflexion de Delphine Horvilleur dans En tenue d'Eve. En écrivant cela, je fais un reproche irrecevable au texte de Marie Balmary : elle a publié le sacrifice interdit en 1986 soit 27 ans avant celui de Delphine Horvilleur. Pourtant je veux persister dans ma mauvaise foi et faire grief à ce texte de répéter en beaucoup moins bien ce que j'ai lu auparavant. Après tout, le deuxième chapitre de le sacrifice interdit pose la nécessité de faire dire l'offense et de, pour pouvoir aimer, ne pas faire peser sur soi ce que l'on reproche à l'autre. Je me suis sentie offensée de retrouver comme amoindri ce que j'avais tant aimé dans En tenue d'Eve, que cela soit irrationnel n'y enlève rien.

A vrai dire, j'ai eu beaucoup de mal à cerner les raisons de mon malaise face à ce Sacrifice interdit, outre cet imbroglio temporel fautif qui me fait placer à la première place le travail de Delphine Horvilleur. Une première piste réside dans le fait que j'ai trouvé le style du Sacrifice interdit froid, sec et pauvre de tout second degré, de l'humour plein de mystère et de fantaisie qui m'avait ravi chez Delphine Horvilleur. Même si Marie Balmary parle de l'excitation ressentie à la trouvaille d'un sens, du rire incrédule qui l'a saisie quand elle a envisagé de commenter à son tour la naissance d'Adam, texte sur lequel tant et tant a déjà été écrit, je n'ai jamais communié à ce plaisir, à cette joie. J'ai trouvé peu fécond son rire. Comme entravé par un reste de dévotion subalterne.

Et c'est peut-être par cette voie de l'irrévérence impossible alors qu'elle aurait été encore plus salutaire que toute étude assidue que j'arrive à ce qui m'a encore plus profondément dérangée. Marie Balmary relit la Genèse et y trouve la trace des multiples coupures que doit pratiquer l'homme afin d'accéder à lui-même. Ces coupures sont de deux ordres : celle qui distingue les générations entre elles et celle qui différencie l'homme de la femme. Il faut s'affranchir de l'héritage du père pour accéder à soi. Il faut reconnaitre la différence entre l'homme et la femme, renoncer au désir de possession et d'identique pour se considérer comme Je et voir le Tu comme inaliénablement autre.

Cette place prépondérante de ce qui tranche, de ce qui dissocie, Delphine Horvilleur la reprend et la met au coeur de la judaïcité, de l'humanité plus généralement. C'est dans la différenciation et dans le manque de ce que l'on n'est pas (parce que autre) que réside le mouvement vers, la vie. On retrouve cette réflexion poussée jusqu'à son intériorisation dans nos psychés dans Il n'y a pas de Ajar. Il faut être autre même à l'intérieur de soi pour ne pas se confire en totalitarisme mortifère. Marie Balmary, elle, en fait quelque chose qui s'arrête très vite à une morale hétérosexuelle et patriarcale.

Au détour d'une note de bas de page, elle relie ainsi l'épidémie de sida à « des problèmes d'identité sexuelles de notre temps » « à l'heure où tant d'êtres ne savent plus s'ils sont hommes ou femmes en Occident », semblant ainsi amalgamer pratiques homosexuelles et problèmes d'identité sexuelle. Aïe, aïe, aïe ! de même, sa lecture de l'infertilité de Sarah, la femme d'Abraham, consacre celle-ci dans des liens conjugaux (polygames au passage) et parait considérer ces derniers comme irrévocables, seul moyen d'accéder à une définition de soi. le destin de l'homme est de s'émanciper de ses ascendants, de dire la femme sienne et de vivre dans une conjugalité sacrée car féconde. Sans même parler du droit de Sarah à être elle aussi sujet et actrice de sa propre existence, on pourrait trouver aujourd'hui cette manière de concevoir la conquête de sa liberté à être pour le moins réductrice. Point de salut en dehors du mariage, vraiment ? C'est ramener le champ de la psychanalyse à un périmètre bien étroit. Quant au paragraphe du dernier chapitre qui fait allusion à la procréation médicalement assistée et en dénonce tous les dangers pour ces « êtres qui ne seraient pas nés d'une différence et donc qui n'auraient aucun tiers garant de leur différenciation », je préfère ne même pas m'appesantir dessus. La manif pour tous a là un de ses vifs ferments.

Le sacrifice interdit a quarante ans. Il faut en tenir compte et relier ses conditions d'écriture à l'air d'un temps. N'empêche, là où Delphine Horvilleur fait de la différenciation le schème duquel procède toute identité, toute singularité et ce dans une abstraction qui permet son déploiement quelles que soient les époques, les situations auxquelles l'appliquer, Marie Balmary en fait procéder une définition limitante des identités sexuelles, en déduit une organisation sociale traditionnaliste, une lecture morale des moeurs et pratiques amoureuses. J'aurais attendu tellement plus d'émancipation de cette lecture pourtant si attrayante dans son projet !
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