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Critique de berni_29


Honoré de Balzac a écrit plusieurs versions de ce court roman de la taille d'une nouvelle, le Chef-d'oeuvre inconnu, l'écrivain hésitant entre le conte fantastique et la parabole philosophique, ayant à coeur de le retoucher, le déplier, le remodeler, l'amener à une forme de perfection, remettant sans cesse l'ouvrage sur l'établi, de sorte que le projet de l'écrivain ressemble étrangement à une mise en abyme entre le travail de ce texte et son propos.
Mais que dit ce récit que j'ai beaucoup aimé ?
Balzac nous invite à une magnifique leçon de peinture, qui en dit beaucoup aussi sur l'art, la création, le génie, la folie... Plus qu'une leçon de peinture, n'est-ce pas une leçon sur la vie, tout simplement ?
Suivons Balzac et entrons dans l'atelier d'un peintre...
À la fin de 1612, un jeune peintre encore inconnu, mais qui se révèle être Nicolas Poussin, rend visite dans son atelier au peintre Porbus qu'il admire, celui-ci est célèbre notamment pour avoir réalisé le portrait d'Henri IV. Il est accompagné du vieux maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac et que j'ai cru tout droit sorti de la boutique maléfique de la peau de chagrin. Dans l'atelier, Nicolas Poussin est fasciné par un tableau commandé par Marie de Médicis, Marie L égyptienne, mais maître Frenhofer tout en faisant l'éloge du tableau, ne manque pas d'exprimer son opinion, teintée de reproches et de sarcasmes, le trouvant incomplet :
« Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d'avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l'autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue ! »
Nous sommes conviés à la première leçon de peinture de Nicolas Poussin.
Puis, ajoutant un peu plus loin comme une sentence irrévocable et humiliante, il s'empare des pinceaux de Porbus :
« La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer ! »
En quelques coups de pinceau, le vieux peintre insuffle la vie dans l'oeuvre qui se dresse devant lui, métamorphose le tableau de Porbus au point que Marie L Égyptienne semble renaître après son intervention. Toutefois, si Frenhofer domine parfaitement la technique, il lui manque, pour son propre ouvrage, La Belle Noiseuse, toile qui monopolise l'essentiel de son art depuis dix ans, mais sans atteindre à cette perfection absolue qui est son idéal artistique, travail qui doit montrer l'âme du modèle, tout en reflétant celle de l'artiste. Ce futur chef-d'oeuvre, que personne n'a encore jamais vu, serait le portrait d'une certaine Catherine Lescault.
Nicolas Poussin s'accorde alors avec le vieux maître dans une sorte de contrat digne d'un pacte faustien : faire poser la femme qu'il aime, la belle Gillette, dont il a toujours su cacher au monde la beauté, mais en échange elle entrera dans la célébrité d'une oeuvre et Nicolas Poussin en profitera pour parfaire son éducation de jeune peintre en prenant une leçon de peinture décisive ; voilà que les deux hommes s'entendent sans avoir pensé une seule fois demander le consentement à la principale intéressée. Mais la future Belle Noiseuse fait des noises, réagit, s'insurge, c'est pas que Gillette trouve ça rasoir car elle a déjà posé pour celui qu'elle appelle Nic, elle s'indigne tout simplement du procédé, elle a bien raison de comparer cela à une forme de prostitution, c'est d'ailleurs tout à l'honneur de Balzac de l'avoir suggéré ainsi et j'ai rendu grâce à l'écrivain de cette indignation. Gillette finira malgré tout par poser pour Frenhofer ...
La beauté de Gillette inspire Frenhofer à tel point qu'il termine La Belle Noiseuse très rapidement.
Plus tard, nous sommes conviés à voir le résultat. J'ai accompagné dans l'atelier de maître Frenhofer nos deux comparses, Nicolas Poussin et Porbus. J'ai déploré que la belle Gillette ne soit pas présente. Mon coeur a tremblé lorsque Frenhofer s'est avancé pour soulever la toile de serge, son oeil ressemblait à celui qui a fait un mauvais coup s'apprêtant à montrer à d'autres larrons son butin.
Puis, le drap de serge verte fut enfin levé devant nous...
Je vous laisse imaginer la chute finale, terrible !
Permettez-moi cependant de soulever peut-être ce même drap pour vous dévoiler à présent mon ressenti.
C'est un texte court qui porte l'essentiel de ce qu'il faut dire, entendre, deviner sur la beauté du monde et sur l'art qui va y poser son regard...
Ici, les protagonistes sont au service de de la seule question qui vaille peut-être : comment donner à l'art le mouvement de la vie ?
Et s'il fallait retenir qu'une seule idée : le rôle de l'art n'est pas d'imiter, bien entendu, mais d'exprimer. On est tous d'accord, enfin presque j'imagine... Mais cela suffit-il à exprimer l'art ?
Donner à l'oeuvre, à ce qu'on peint la saveur de l'existence, ne pas réduire la peinture à une tentative stérile d'imiter les choses, mais au contraire en faire le message d'une expression, le rôle de l'art n'est pas d'imiter mais d'exprimer la nature, c'est l'une des leçons de Frenhofer à Porbus et à celui dont il ignore encore qu'il s'agit déjà de Nicolas Poussin...
Le chef d'oeuvre inconnu, c'est l'histoire d'un échec sublime et dont survit malgré tout quelque chose après...
C'est le roman de l'imperfection et de l'inaboutissement, de l'inachèvement, de la difficulté dans laquelle se trouve le peintre quand il veut non pas représenter ce qu'il a sous les yeux mais exprimer ce qu'il a dans le coeur. Cette difficulté est vraiment dans le noeud du récit. Je l'ai senti ainsi.
On pourrait rapprocher le propos de l'analogie de l'écrivain qui veut se servir des mots pour représenter quelque chose ou plutôt pour donner à sentir et à voir quelque chose, ou plutôt à sentir plus qu'à voir quelque chose... Sentir plus que voir, sentir plus que comprendre...
Tout le chef d'oeuvre inconnu tourne autour de quelque chose d'ineffable, indicible.
Quelque chose qui dévore aussi.
À travers la démarche de Frenhofer, je me suis alors rappelé le personnages d'Elstir, le peintre d'À la Recherche du temps perdu, qui exprime la nature et la réalité en se donnant comme voie royale d'accéder à la sensation. Il faut passer par les effets et non pas par les causes, c'est le filtre de l'impression qui doit nous révéler la teneur de l'objet que nous avons sous les yeux, peut-être pas forcément sa réalité.
Du moins, j'ai compris cela...
Sentir avant de savoir.
Il y a ici une quête de l'absolu où Frenhofer va se perdre à vouloir créer une peinture plus vivante que nature, mais surtout accomplir à toutes forces la synthèse entre ce qui peut être vu et ce qui peut être senti.
Ce texte nous porte sur une crête, une frontière entre l'expression et la représentation, qui oblige la déprise de l'artiste au profit de l'oeuvre et son abandon. Qui oblige aussi à toujours hésiter.
C'est vrai, c'est comme je l'ai dit au début, mais aucun maître ne pourra enseigner à Nicolas Poussin ce qu'il doit sentir en lui-même, ce n'est pas la transmission d'un savoir ici, l'enseignement c'est l'éveil miraculeux de quelque chose d'autre qu'un savoir en un autre lieu que soi-même...
C'est le récit d'une fascination qui devient obsession.
J'ai trouvé qu'à le relire plusieurs fois, ce récit exerce sur moi un réel magnétisme.
Regarder, c'est sombrer. La compréhension de ce qui est vu, aimé, peut-être compris ou pas, posé sur une toile, une page d'écriture ou une partition musicale, ne relève plus de l'intelligence, c'est peut-être ça qui est beau et puissant, malgré toute l'attention qu'on peut porter au monde qui nous entoure.
Il y a sans doute un vertige pour un artiste à entrevoir l'infini et sentir brusquement toute l'impuissance de pouvoir l'atteindre. C'est comme une obsession de l'absolu qui devient une folie. Ce récit dit cela aussi.
C'est le roman d'une oeuvre qui dévore celui qui a voulu la conduire à la perfection.
Il y a plusieurs histoires qui se déplient ici, on pourrait découvrir et raconter plusieurs histoires à partir de ce récit, c'est sans doute aussi une autre de ses richesses.
Balzac nous dit l'altération du trait au profit de l'existence, de la vie, c'est comme une invitation à sortir de soi et pour moi c'est comme une invitation à aimer encore un peu plus Balzac, comprendre son intériorité.
Il y a le trait qui s'imprime dans la matière et le trait qui s'exprime dans le regard.
La question de tout créateur est la suivante : à quel moment l'artiste pose-t-il la touche finale, le coup de pinceau ultime, le dernier mot de la dernière phrase de la dernière page...
À quel moment Marcel Proust décide-t-il de poser le mot fin à sa Recherche, à quel moment Balzac cesse-t-il de recommencer son oeuvre... ? À quel moment certains pseudos écrivains auraient-ils dû conclure dès la première page ? Peut-être dès la première phrase ? Qu'en est-il d'un écrivain, d'un peintre, d'un musicien, celui qui meurt au milieu d'une oeuvre et qui n'avait pas encore tout dit ?
Le monde regardé est un monde pénétré par les désirs et les rêves du regardeur. Entre le peintre et le tableau, lequel regarde l'autre ?
Est-ce qu'un petit pan de pied nu, délicieux, bien vivant pourrait survivre malgré tout à un tsunami de couleurs ?
Derrière le chaos qui emporte la fin de l'histoire, se cache une incroyable sensualité.
Je me souviens d'un formidable professeur de dessin au collège, il avait un côté un peu fou, pantagruélique. Il s'appelait Heurtebise et ce n'était sans doute pas un hasard. En cours de dessin, un élève l'interpela : « Monsieur, j'ai fini mon dessin ! » Il se retourna et entra dans une vive colère à la fois sauvageonne et tendre : « Mais qu'est-ce que j'entends, malheureux ! Un dessin n'est jamais fini ! » Je m'en souviendrai à jamais. J'ai appris qu'il est mort il y a six ans, il peignait la mer d'Iroise, des rochers et des femmes aussi, ce qui n'est pas du tout contradictoire, continuait de peindre, sans doute sans jamais finir ses toiles...
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